La pilule abortive en territoire miné aux États-Unis

Comme l’avortement risque fort d’être bientôt illégal dans plusieurs États américains si le jugement Roe v. Wade est invalidé, la pilule abortive, qui peut être obtenue par la poste et prise à la maison, apparaît comme une solution possible et inespérée pour bien des femmes. Mais c’est sans compter sur les élus les plus conservateurs du pays, qui ont déjà restreint son accessibilité — et qui continuent d’échafauder des plans pour des barrières additionnelles.
« La pilule abortive ne donne pas un laissez-passer pour contourner une interdiction d’avortement », déclare d’entrée de jeu Amanda Allen. Pas de solution miracle, dit-elle : « Ça va être pas mal plus nuancé que cela. »
L’avocate principale et directrice de The Lawyering Project, un organisme américain dont la mission est d’éliminer les lois qui limitent les choix des femmes et l’accès à l’avortement, précise que « là où il y aura une interdiction complète, cela visera aussi les avortements par médication ».
Le groupe antiavortement Americans United for Life a d’ailleurs récemment déclaré que faire adopter des lois contre cette pilule est sa « priorité » pour 2022.
Amanda Allen s’attend donc à des attaques juridiques sur tous les fronts contre la pilule abortive — qui risque d’être leur nouvelle cible.
La pilule abortive a été approuvée aux États-Unis, par la Food and Drug Administration (FDA), il y a plus de 20 ans. Elle devient alors une option de plus pour les femmes qui veulent mettre un terme à leur grossesse, et est recommandée par le Collège américain des obstétriciens et des gynécologues, qui la considère comme « sûre et efficace ».
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En 2019, plus de la moitié des avortements obtenus avant 10 semaines de gestation se sont faits de cette façon — et non pas par interruption chirurgicale de grossesse, selon les Centers for Disease Control and Prevention (CDC), un organisme gouvernemental américain de santé publique.
Possible au cours des 10 premières semaines de grossesse, la prise de médicaments se fait à la maison par les femmes admissibles, après un rendez-vous initial qui peut avoir lieu par télémédecine.
La pilule abortive est différente de la pilule du lendemain, qui, elle, doit être prise dans les jours suivant la relation sexuelle : cette dernière sert à prévenir la grossesse, pas à y mettre fin.
Une ordonnance est normalement nécessaire, mais certaines femmes se la procurent sans, par l’entremise de pharmacies en ligne, indique l’organisme Plan C.
Des obstacles législatifs
Depuis que la pilule abortive existe, les élus conservateurs du pays tentent d’élever des barrières législatives limitant son accessibilité.
Certains ont interdit les rendez-vous initiaux en télémédecine ainsi que les envois par la poste (comme le Texas et l’Oklahoma), ou encore les ont limités.
Ces restrictions, commel’exigence de la présence physique du médecin lors de l’ingestion, sont souvent présentées comme des balises instaurées pour protéger la santé des femmes. Mais ce n’est qu’une façade, selon Elisabeth Smith, la directrice des politiques au sein du Center for Reproductive Rights.
« À maintes reprises, la science a prouvé que l’avortement médicamenteux est une méthode sûre et efficace pour mettre fin à une grossesse », indique-t-elle par courriel. Les limites imposées à la prise d’une pilule de mifépristone et d’une autre de misoprostol « ne sont médicalement pas nécessaires et sont fondées sur la désinformation. Ce qui prouve que les restrictions à l’avortement n’ont rien à voir avec la santé des gens ».
Le plus grand risque pour les femmes n’est pas médical, mais plutôt celui de poursuites criminelles, soutient également Maggie Olivia, de Pro Choice Missouri.
Alors que les restrictions s’accumulent dans leur État, les femmes tentent d’obtenir la pilule abortive dans ceux où elle est permise, comme elles le font pour les avortements en clinique. Elles se butent là aussi à des obstacles.
L’un d’entre eux est que certains États ont légiféré pour que les médecins ne puissent prescrire la pilule qu’à l’intérieur de leurs frontières physiques.
En bref, une femme du Mississippi ne peut avoir un rendez-vous en télémédecine de chez elle avec un médecin en Illinois puis se faire poster la pilule. Elle doit physiquement se rendre en Illinois pour assister à son rendez-vous — même de son auto, avec son cellulaire — et ensuitealler en personne chercher la pilule. C’est le lieu où se trouve la patiente au moment de recevoir le service qui régit cette situation, souligne Mme Allen.
D’autres tentatives de restrictions sont dans les cartons des élus conservateurs.
Un projet de loi a été déposé au Missouri afin de punir les pharmaciens de l’extérieur de l’État qui aideraient les femmes à obtenir un avortement avec la pilule abortive. Une autre mesure législative envisagée dans cet État rendrait illégal le fait qu’une personne en aide une autre à quitter l’État pour obtenir un tel avortement ou transporte la pilule abortive pour autrui.
La pilule abortive ne donne pas un laissez-passer pour contourner une interdiction d’avortement. Ça va être pas mal plus nuancé que cela.
Amanda Allen« Cela va créer un casse-tête légal et un fouillis », affirme Mme Allen.
« On voit des États qui essaient de s’infiltrer à l’intérieur des frontières des autres États pour y réglementer la conduite de certaines personnes qui s’y trouvent. » Cela soulève des questions juridiques très complexes, et beaucoup n’ont jamais été testées devant les tribunaux, poursuit-elle. Les groupes de défense de l’avortement cherchent des façons de contester ces lois, notamment l’invocation du droit des citoyens de voyager librement d’un État à l’autre, qui est protégé par la Constitution.
On peut donc s’attendre à une autre vague de contestations devant les tribunaux, croit-elle.
« Annuler Roe v. Wade va mener au chaos total, dit l’avocate. Les États vont se liguer les uns contre les autres, tentant de faire respecter leurs propres lois par les résidents des autres États. »
Commandes internationales
Une autre possibilité est de commander la pilule abortive à l’extérieur des États-Unis.
Une option parmi d’autres est Aid Access, un service international lancé en 2018 aux États-Unis par la médecin néerlandaise Rebecca Gomperts.
Plusieurs aspects de cette situation demeurent dans une zone grise, selon les experts. Des groupes pro-avortement craignent que dans un futur sans Roe v. Wade, des États criminalisent directement la femme qui prend la combinaison de médicaments reçue par la poste.
Certains États ont d’ailleurs déjà arrêté et accusé des femmes pour avoir mis un terme elles-mêmes à leur grossesse, que ce soit avec l’envoi postal ou par d’autres méthodes. L’Institut Guttmacher, un centre de recherche voué à l’avancement des droits reproductifs, a recensé une douzaine de cas, même s’il croit que le total est plus élevé.
Bien qu’il puisse être ardu pour les autorités de savoir qu’une femme a pris la pilule abortive, il n’est pas exclu qu’elle soit dénoncée par un tiers.
Des États évaluent également comment interdire la livraison des pilules par la poste. Mais le service postal relève du gouvernement fédéral, rappelle Mme Allen, qui y voit « un conflit de compétences législatives ».
Et puis, la pilule abortive n’est pas la solution dans tous les cas : d’abord, sa facture la rend hors de portée pour les femmes les plus pauvres (son coûtmédian est de 560 $US, selon une étude de Health Affairs), et ensuite, elle ne peut généralement être prise qu’avant la dixième semaine de grossesse.
Malgré les obstacles, la pilule va quand même faciliter la vie des femmes cherchant à obtenir un avortement, ajoute Mme Allen.
« Les interdictions d’avortement n’empêchent pas les avortements. Elles les empêchent seulement pour ceux qui n’ont pas de moyens financiers. »
Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.