Une Cour suprême ultraconservatrice dans un pays qui l’est de moins en moins

Le souvenir de ce lunch discret tenu à la Maison-Blanche il y a presque 10 ans vient de prendre une tout autre dimension, à la lumière de l’avant-projet d’une décision de la Cour suprême des États-Unis qui, si elle est adoptée, invalidera la jurisprudence sur laquelle est fondé le droit à l’avortement du pays depuis 1973.
Une fuite historique et singulière du projet de décision, lundi soir, sur le site du média Politico vient de mettre les États-Unis en émoi.
En juillet 2013, Barack Obama reçoit, dans la salle à manger privée du président, la juge de la Cour suprême Ruth Bader Ginsburg, alors âgée de 80 ans, pour tenter, avec tact, d’obtenir son départ à la retraite du plus haut tribunal du pays.
À l’approche des élections de mi-mandat de 2014 et dans la perspective d’une perte de contrôle du Sénat pour les démocrates, le président voit alors poindre sa dernière chance de sécuriser un siège libéral à la Cour suprême pour les décennies à venir en y nommant rapidement un ou une juge plus jeune, mais tout aussi libéral que la doyenne de l’institution.
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Au printemps 2016, dans la foulée du décès du juge conservateur Antonin Scalia, la majorité républicaine au Sénat va bloquer la nomination du juge plus libéral Merrick Garland dans la dernière année de la présidence d’Obama, prétextant que, si proche d’une fin de mandat, le privilège de cette nomination devrait revenir au prochain président. Donald Trump, fraîchement élu, choisira alors le conservateur Neil Gorsuch, puis un autre, Brett Kavanaugh, en 2018, lors du départ à la retraite du juge Anthony Kennedy.
Le décès de Ruth Bader Ginsburg, à la fin du mandat du populiste, en septembre 2020, n’ouvrira pas la porte sur la même interprétation du contexte par les républicains. Donald Trump va s’empresser en effet de nommer une autre conservatrice, proche de la droite religieuse américaine, Amy Coney Barrett, quelques semaines à peine avant que les démocrates ne reprennent le pouvoir.
Il laissera derrière lui des démocrates outrés et une Cour suprême dont l’inclinaison idéologique conservatrice a été surdimensionnée par ces successions d’échecs et de mauvaise foi politique, en contradiction de plus en plus avec l’évolution des mœurs dans le pays.
« La Cour suprême est en décalage avec la majorité des Américains sur la question de l’avortement », ce que la possible décision de suspendre la protection constitutionnelle du droit à l’avortement vient certainement exacerber, estime la constitutionnaliste et spécialiste du droit américain, Bernadette Meyler, jointe mardi par Le Devoir à la Stanford University.
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Un tribunal déconnecté
Le projet de décision de la Cour suprême, dont l’authenticité a été confirmée mardi par le plus haut tribunal du pays, démontre ce décalage. C’est qu’en plus du juge Samuel Alito, qui signe la décision, les « choix » de présidents républicains au nombre de quatre — Brett Kavanaugh, Amy Coney Barrett, Neil Gorsuch et Clarence Thomas — appuieraient la fin de cette protection fédérale du droit à l’avortement, affirme Politico. Le camp du conservateur John Roberts est encore incertain, mais il pourrait porter à 6 contre 3 l’appui à cette décision, soit 66 % des magistrats.
Or, un coup de sonde national mené en mai 2021 par Gallup montre un tout autre portrait sociologique des États-Unis, où 80 % des Américains estiment que l’avortement devrait être légal, d’une manière ou d’une autre, contre 19 % à peine qui rêvent d’un pays où l’interruption volontaire de grossesse deviendrait un crime.
Plus précisément, l’appui à la jurisprudence que la Cour suprême se prépare à invalider est constant aux États-Unis depuis les années 1990. En novembre dernier, 63 % des répondants à un sondage Quinnipiac ont dit soutenir l’arrêt Roe contre Wade de 1973, au cœur de cette nouvelle controverse sur les droits des femmes à disposer de leur propre corps. En janvier, CNN a montré que 69 % des Américains étaient opposés à sa mise au rancart.
Le même sondage du réseau américain précisait d’ailleurs que 59 % des répondants espéraient que leur État adopte des politiques « plus permissives » plutôt que « restrictives » en matière d’avortement, et ce, dans l’éventualité où l’arrêt, dans la ligne de mire des conservateurs américains depuis des années à des fins partisanes, soit invalidé par la Cour suprême.
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Retour de flammes
Dans les circonstances, si les Américains ultraconservateurs se réjouissent qu’un tel projet de décision de la Cour suprême soit sur le point de quitter la table à dessin pour ébranler la société, son existence devrait plutôt être crainte par les républicains, estime le politicologue David Lublin, professeur à l’American University, à Washington, puisque cela risque aussi « de mobiliser les électeurs pro-choix » en vue des prochaines élections législatives de novembre prochain.
« Traditionnellement, l’existence de cet arrêt mobilisait les électeurs pro-vie qui y sont opposés. Sa disparition va certainement inverser la tendance. Nous sommes face à un débat sur une question sociale, qui désormais favorise les démocrates », dit-il en entrevue.
« Cette décision risque aussi de rendre plus probable une réforme de la Cour suprême », estime Bernadette Meyler en rappelant que Joe Biden dispose désormais du rapport de la Commission qu’il a mis sur pied, dans la foulée de son élection, afin d’évaluer la légalité et la faisabilité de changements que son administration pourrait apporter au fonctionnement du plus haut tribunal du pays. L’ajout de juges, la limitation de leur mandat et la réduction du pouvoir de la Cour font partie des pistes explorées.
« Le problème, c’est que ces changements sont tributaires en grande partie des résultats des élections de novembre », ajoute-t-elle, élections qui traditionnellement sont à l’avantage du parti placé dans l’opposition lors de la présidentielle. « Qui plus est, le redécoupage des cartes électorales dans certains États à des fins partisanes, l’adoption de mesures visant à réduire et compliquer l’accès aux urnes et la ratification de ces mesures par la Cour suprême signifient qu’un parti politique minoritaire avec des idées minoritaires peut être en mesure de contrôler la Chambre et le Sénat », soutient Mme Meyler.
Et elle ajoute : « La décision de la Cour suprême va-t-elle galvaniser suffisamment l’opposition populaire pour aboutir à un changement structurel de ce tribunal ? Il est encore trop tôt pour le dire », mais pas encore trop tard pour le faire, puisqu’une majorité d’Américains, là encore, selon un sondage C-SPAN/Pierrepont datant de mars dernier, se montrent de plus en plus critiques face à l’institution, et appellent désormais à des réformes. Histoire de mettre cette Cour au diapason de leur modernité.
