Le choix du gouverneur de la Virginie capte l’attention des États-Unis

Dans le stationnement du petit aérodrome de Fredericksburg, au cœur de la Virginie, Jim Wilson, pipe fumante coincée entre les dents, avait envie de parler météo, samedi matin, tout en hissant un immense drapeau américain à l’arrière de son pick-up.
« Oui, les vents sont favorables pour Glenn Youngkin, a laissé tomber ce membre de l’organisation politique du candidat républicain au poste de gouverneur attendu par une centaine de partisans dans ce coin rural de l’État pour un ultime rassemblement politique avant le vote de mardi prochain. Les électeurs sont mobilisés. L’enthousiasme est là. Et le message que nous allons envoyer va être clair. »
Dans ce coin de pays, où les postes électifs clés sont détenus par les démocrates depuis près de dix ans et où Joe Biden a remporté la victoire en 2020, face à Donald Trump, avec une avance confortable de 10 points, la course à la succession du gouverneur Ralph Northam, un démocrate, aurait dû n’être qu’une formalité.
Mais depuis des semaines, la vigueur du camp républicain en Virginie, moins d’un an après l’entrée en poste des démocrates à Washington, en a plutôt fait un enjeu national, alimenté par des sondages qui montrent le conservateur Youngkin au coude-à-coude avec le candidat démocrate Terry McAuliffe.
La dernière mesure de l’opinion, dévoilée samedi par le Roanoke College, accordait 48 % des intentions de vote à McAuliffe, soit une faible avance d’un point sur le républicain, soutenu, lui, par 47 % des électeurs de l’État.
Une mathématique, située dans la marge d’erreur, qui capte en partie le mécontentement des électeurs envers le gouvernement Biden arrivé à la tête du pays en janvier dernier et dont les premiers mois tumultueux au pouvoir pourraient être ainsi sanctionnés par ce scrutin. L’incertitude du résultat saisit également au passage la solidité de l’épouvantail Trump sur la scène politique américaine.
L’ex-président a apporté son soutien au candidat républicain, préfigurant ainsi des années difficiles, en cas de victoire de Youngkin, tant pour les républicains, qui vont devoir continuer à vivre avec cette figure clivante dont l’influence semble survivre à la tentative de coup d’État que ses troupes ont orchestré le 6 janvier dernier, que pour les démocrates. À un an des élections de mi-mandat, ces derniers pourraient voir dans ce vote les premières tonalités annonçant un retour en force possible de l’idéologie conservatrice dans l’appareil législatif du pays.
« Cela va être une élection difficile, parce que nous traversons une période difficile, a résumé la semaine dernière, Paul Friedman, directeur général de Safer Country, une ONG qui prône un contrôle plus strict des armes à feu en Virginie, rencontré dans un rassemblement politique organisé pour Terry McAuliffe à Alexandria, au sud de Washington. La pandémie a été ralentie, mais pas arrêtée. Les divisions idéologiques persistent sur le port du masque, sur la vaccination, ce qui est absurde, mais politiquement porteur pour les républicains. Les élus sont aussi tenus responsables à tort d’une économie qui se dégrade, du prix de l’essence qui augmente, et dont les électeurs pourraient tenir compte au moment de voter. »
Et il ajoute : « Dans ce contexte, la défaite de McAuliffe n’est pas envisageable. Et c’est pour ça que nous travaillons fort sur le terrain pour mobiliser le vote démocrate et assurer un avenir plus progressiste, plus juste pour tout le monde, dans notre pays ».
Vote local, vote national
Les signes d’inquiétude dans le camp démocrate sont perceptibles et ouvertement exprimés par la vice-présidente, Kamala Harris, qui est venue prêter main-forte vendredi soir à Terry McAuliffe à Norfolk dans le sud de l’État. Ici, dans une région dont l’économie locale dépend en grande partie des bases militaires qui y sont fortement implantées, les images du retrait chaotique des forces américaines d’Afghanistan au courant de l’été, ont ébranlé quelques certitudes politiques et en conforté d’autres.
« Les traducteurs que nous avons abandonnés là-bas ont travaillé pour les gars d’ici, s’indigne Joseph, un retraité, républicain de longue date, assis avec sa femme, Michelle, dans l’allée d’une résidence cossue d’un quartier littoral de la ville, près de son immense autobus-caravane. C’est un désastre dont tout le monde a parlé et qui témoigne d’une incompétence dont il faut se débarrasser. »
« Ce qui va se passer en Virginie mardi va déterminer ce qui va se passer dans le pays en 2022 [lors des élections de mi-mandat] et en 2024 [lors de la prochaine présidentielle] », a martelé la vice-présidente devant un parterre d’un millier de démocrates venus soutenir McAuliffe qui cherche à décrocher un deuxième mandat de gouverneur après avoir occupé le poste entre 2014 et 2018. C’était la deuxième fois que la vice-présidente s’immisçait dans cette campagne à laquelle Joe Biden et Barack Obama ont également pris part dans les derniers jours, pour mobiliser le vote démocrate.
« Le pouvoir est entre vos mains. Chacun de vous va avoir la possibilité de choisir le prochain gouverneur, a-t-elle ajouté, mais aussi la direction dans laquelle le pays va aller. »
Le gardien de la morale
Pour Glenn Youngkin, cette direction devrait surtout être conservatrice et portée par les préoccupations morales sur lesquelles l’ex-haut gradé du groupe Carlyle, un fonds d’investissement proche de l’establishment républicain, table avec succès depuis le début de sa campagne. En trois semaines, il a réduit l’écart initial que les sondages lui donnaient avec le démocrate, de 3 points à moins de 1 point.
L’homme est opposé à la vaccination et au port au masque obligatoire. En février dernier, lors d’un forum des candidats républicains à l’investiture pour le poste de gouverneur, il a appuyé l’idée qu’une fraude électorale massive a porté Joe Biden au pouvoir. Un mensonge toujours alimenté par Donald Trump même s’il a été démonté de toutes pièces depuis près d’un an par des dizaines d’audits à travers le pays, y compris ceux menés par le camp républicain.
Youngkin a promis aussi de ramener l’ordre dans les écoles de l’État — qu’il accuse d’être sous domination libérale — en accordant, entre autres, plus de pouvoir aux parents sur le contenu des programmes éducatifs des écoles publiques. Une de ses publicités donne la parole à une mère offusquée par la présence du livre Beloved, de Toni Morrison, dans l’école de son fils. Ce roman, prix Pulitzer 1988, qui raconte la violence du passé esclavagiste américain est devenu depuis des années la bête noire des ultraconservateurs, qui cherchent à le faire disparaître des bibliothèques scolaires, sous prétexte de scènes trop violentes et sexuellement explicites. Selon eux.
Paradoxalement, même s’il a été adoubé par Donald Trump, Glenn Youngkin s’est tenu très loin de l’ex-président durant toute sa campagne, évitant de se montrer à ses côtés, pour ne pas amoindrir ses chances de succès, estime Jason Ross Arnold, directeur du Département de science de politique de la Virginia Commonwealth University. « En Virginie, Youngkin est plus populaire que Donald Trump, dit-il en entrevue au Devoir. Sa campagne a cherché à atteindre la base électorale de Trump, oui, mais tout en présentant un candidat capable de ratisser plus large, et ce, en évitant la comparaison. »
Un exercice délicat pour le républicain qui, depuis des semaines, est dépeint comme l’alter ego du populiste, un « baby Trump », dont il faut avoir peur, a écrit l’éditorial du Richmond Free Press la semaine dernière tout en implorant les électeurs de se déplacer en grand nombre pour lui faire barrage mardi prochain.
« Ce n’est pas ce qui va arriver, affirme toutefois Larry Norton, travailleur de la santé et partisan de Youngkin venu l’écouter à Fredericksburg samedi. Il va gagner, ni à cause de Trump ni grâce à lui, mais parce qu’il veut ce que de plus en plus de Virginiens veulent : retrouver un État où il va de nouveau faire bon vivre. »
Ce reportage a été en partie financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.