Les échoués de la pandémie sur la côte ouest américaine

« C’est plutôt embarrassant. » Assis au volant de sa camionnette sur le stationnement du parc de Shelter Island à San Diego, Andy, la trentaine fatiguée, a hésité longtemps avant d’accepter de se raconter.
L’aménagement des sièges arrière ne laissait aucun doute sur le fait qu’il vit désormais dans sa voiture. « Depuis quelques mois, oui. J’étais contractuel dans l’industrie du cinéma. Technicien. À Los Angeles. »
En 2020, ce monde de l’illusion a été lui aussi rattrapé par la réalité. Il y a eu moins de 54 tournages par jour contre 104 l’année précédente, a indiqué il y a quelques jours FilmLA, l’organisme qui délivre les permis dans la Cité des anges. Une chute de 48 % par rapport à l’année précédente. Le niveau le plus bas en 25 ans.
« Ma voiture, c’est tout ce qu’il me reste », a ajouté Andy sans plus de détails, le regard triste. Quand il a remonté le son de ses haut-parleurs, la musique qui en sortait arrivait à peine à le faire sourire.
Sur la bien nommée Shelter Island, l’île refuge, les victimes collatérales de la pandémie, comme Andy, sont nombreuses désormais à s’échouer depuis plusieurs mois, donnant un étrange visage aux statistiques officielles. Dans la semaine précédant le 23 janvier, 843 000 personnes ont présenté une demande de prestation d’assurance chômage aux États-Unis. Avant la pandémie, elles étaient entre 200 000 et 250 000 à le faire, par semaine. En outre, 426 000 personnes se sont prévalues de l’aide fédérale pour les travailleurs du milieu du spectacle et les autoentrepreneurs laissés sans emplois par la crise en sanitaire toujours en cours. Cela fait tomber un chèque de 167 $ à 467 $ par semaine. Parfois juste assez pour vivre dans une voiture, dans un État où les logements sont très rares et les loyers très chers.
« Oh, oui, j’en vois de plus en plus qui vivent dans leur voiture, assure Frank Craddle, un ouvrier à la retraite de l’Oregon, assis dans l’entrée de la caravane portée montée à l’arrière de son vieux pick-up. Il est un habitué des stationnements de la Californie, où il vient passer l’hiver dans son camion. Lui, c’est par choix. « Il y a trop de neige chez moi en ce moment », dit-il.
« Les États-Unis, c’est un grand pays, mais c’est un pays à l’envers, ajoute l’homme de 78 ans, tout en protégeant sa bouche avec le gobelet de son café. Il va bien falloir que quelqu’un en soit un jour tenu pour responsable. »
Et pendant ce temps, à Washington, la semaine dernière, républicains et démocrates ont continué à tourner autour d’un accord pour faire adopter par le Sénat le plan d’action de Joe Biden visant à soulager les Américains durant la pandémie. Malgré l’urgence de la situation. Le projet, chiffré à 1900 milliards de dollars en dépenses publiques, promet pourtant l’envoi immédiat d’un chèque de 1400 $ aux Américains pour stimuler l’économie. Il ferait aussi passer la prestation de chômage à 400 $ par semaine.

Le nouveau gouvernement espère contourner l’obstruction des républicains cette semaine, en faisant passer son plan avec l’appui des 50 sénateurs démocrates et la voix de Kamala Harris, la vice-présidente, capable de donner une majorité à un vote dans un Sénat désormais divisé à parts égales entre les deux partis.
« Le prix à payer sera plus élevé si nous ne faisons rien plutôt que si nous agissons vite et gros, » a dit la semaine dernière Janet Yellen, la nouvelle secrétaire d’État au Trésor américain, après sa rencontre avec le président. Nous devons le faire maintenant pour réduire les coûts à long terme. »
Des coûts qui ne sont pas seulement financiers, à en juger par les disparités sociales criantes que la pandémie ne cesse de révéler aux États-Unis. Un pays où les plus faibles restent encore les plus touchés par la maladie et les moins servis par les campagnes de vaccination qui commencent à s’amplifier depuis plus d’une semaine, partout au pays.
Une mort qui discrimine
Depuis novembre, le taux de mortalité lié à la COVID-19 dans la communauté latino de Los Angeles a grimpé de… 1000 %, a indiqué la directrice de la santé publique du Comté, Barbara Ferrer, vendredi. « La communauté latino supporte en fait le pire de cette pandémie », a-t-elle résumé. Fin novembre, 3,5 membres de la communauté en mouraient sur 100 000. La semaine dernière. Ce taux est passé à 40 sur 100 000.
C’est une question de pauvreté, résume Nancy Binkin, professeure en santé publique à la University of California de San Diego. « Environ un dixième de la population de Los Angeles vit dans des logements surpeuplés, avec plusieurs personnes dans une seule pièce. Beaucoup sont dans des ménages multigénérationnels, ce qui multiplie la propagation aux personnes âgées vulnérables. »
Les Latinos, comme les Afro-Américains, plus touchés par la COVID-19 que le reste de la population, se retrouvent en première ligne de la contagion, dans des lieux de travail insalubres, et en occupant des emplois essentiels où le niveau d’exposition est plus élevé. « Nous avons aussi une importante population d’immigrants, y compris ceux qui ne sont pas ici légalement et qui ont peur d’aller se faire tester ou de collaborer à la recherche des contacts en cas d’infection », ajoute-t-elle.
Une analyse de l’Associated Press vient également de démontrer que la vaccination atteint difficilement la communauté afro-américaine, pourtant une des plus exposées à la maladie. La contamination à la COVID-19 y est trois fois plus élevée que dans les autres. Le cadre de la clinique à l’auto, favorisé pour une vaccination massive, explique en partie le clivage. Il faut en avoir une pour s’y rendre.
En Caroline du Nord, par exemple, « les Noirs représentent 22 % de la population et 26 % du personnel de santé, mais seulement 11 % des personnes vaccinées à ce jour. Les Blancs, catégorie dans laquelle l’État comprend à la fois les Blancs hispaniques et non hispaniques, représentent 68 % de la population et 82 % des personnes vaccinées », indique l’agence.
La même ségrégation se lit dans les données officielles du Maryland, de la Floride, du Mississippi, du Texas, du Delaware, bastion de Joe Biden, de l’Ohio…
« C’est une époque terrible », a dit Julia rencontrée sur le stationnement de Shelter Island samedi, en arrière de la caravane dans laquelle la retraitée de 71 ans a mis tout son argent d’autoentrepreneure pour y vivre toute l’année. La veille, elle dit avoir aidé des gens, à la rue, frappés par les pluies diluviennes et la baisse de température du moment. Le mercure est tombé en dessous de 10. Un temps « glacial », vu d’ici.
« J’ai donné des chaussettes à une femme qui n’avait même pas de chaussures et un bidon d’eau », ajoute-t-elle. Elle dit aussi parfois donner des conseils à ceux que la pandémie a confinés sous le toit de leur voiture. Elle aussi en voit de plus en plus sur son chemin. « Je sais comment ça fonctionne. Ça fait 14 ans que je vis sur la route. » Puis elle conclut : « C’est ce qu’il faut faire pour traverser la crise ensemble. Il faut s’entraider. »
Contre-proposition moins généreuse
Dix sénateurs républicains ont annoncé dimanche avoir proposé à Joe Biden un plan d’aide économique alternatif de 600 milliards de dollars, un projet au rabais, mais qui, selon eux, pourrait faire consensus entre les deux partis. Le nouveau gouvernement démocrate veut faire voter très prochainement son plan de sauvetage de 1900 milliards de dollars pour sortir le pays du marasme économique. Mais les républicains sont farouchement opposés à cette somme gigantesque. Un des signataires, Bill Cassidy, a indiqué à Fox News Sunday que l’argent consacré à la réouverture des écoles pourrait être diminué. Alors que les démocrates martèlent depuis des mois qu’il faut voir grand, cette proposition semble avoir peu de chance d’être acceptée. Les économistes sont unanimes sur le fait qu’un nouveau plan massif est incontournable devant l’accroissement de la pauvreté dans le pays. Brian Deese a souligné dimanche sur CNN que « les dispositions » du plan du président Biden avaient été « calibrées » pour surmonter la crise économique actuelle. « Nous venons de vivre la pire année économique » depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a-t-il martelé, déplorant que 30 millions d’Américains n’aient pas assez à manger.