Les médias sociaux ne seront plus jamais pareils après Trump

C’est le 8 janvier dernier que Twitter a condamné le plus célèbre troll de l’histoire des États-Unis à l’exil, de quoi traumatiser les autres dirigeants du monde.
Photo: Justin Sullivan Getty Images Agence France-Presse C’est le 8 janvier dernier que Twitter a condamné le plus célèbre troll de l’histoire des États-Unis à l’exil, de quoi traumatiser les autres dirigeants du monde.

L’unique mandat du président américain Donald Trump aura laissé sa trace jusque dans les foyers québécois, comme dans ceux du reste du monde, où le contenu des médias sociaux est maintenant scruté de manière plus étroite. Ces plateformes numériques, qui font désormais partie de nos vies et qui trompent l’ennui pendant la pandémie, sont aussi des entreprises à but lucratif qui n’hésitent plus à sévir contre des discours extrémistes, même ceux situés dans la zone grise de la liberté d’expression.

« On est probablement les prochains à être censurés. » La prédiction, formulée dans une vidéo publiée en direct le 7 janvier par Alexis Cossette-Trudel, s’est avérée prophétique. Moins de 24 heures plus tard, Twitter a suspendu son compte, nommé Radio-Québec, l’un des plus influents promoteurs des théories de QAnon dans le monde francophone.

Il s’agit d’un « véritable honneur » d’avoir été exclu le même jour que le président américain, a déclaré peu après le Montréalais à ses plus fidèles abonnés qui l’ont suivi sur d’autres réseaux sociaux. Cossette-Trudel a acquis une notoriété pour sa défense des thèses loufoques impliquant un complot fomenté par un « État profond » rongé par la pédocriminalité, un président Trump sur le point de sortir de son chapeau un grand coup lui permettant de rester au pouvoir.

Sa clairvoyance quant à son renvoi de Twitter peut toutefois s’expliquer par un grand nombre de signes avant-coureurs. Facebook avait déjà effacé sa page depuis octobre, suivi de près par le site YouTube, propriété de Google. Twitter avertissait de plus en plus régulièrement ses abonnés que ses partages, dont des tweets du président lui-même, représentaient de la désinformation, en particulier sur les sujets de la pandémie de COVID-19 et sur les allégations infondées de fraudes électorales aux États-Unis.

Même après son renvoi de la twittosphère, d’autres lieux virtuels où son contenu s’était réfugié ont à leur tour été mis hors ligne au courant de la semaine, comme le média social Parler, adopté par l’extrême droite, et même son propre site Web fait maison, que l’hébergeur n’aura toléré que quelques jours.

D’abord toléré trop longtemps, faute d’un cadre établi par le gouvernement, puis renvoyé selon le bon vouloir des médias sociaux, et finalement relégué aux chambres d’écho où les internautes honnis se parlent entre eux : le destin de l’influenceur complotiste représente exactement ce qui ne tourne pas rond chez les géants du Web, de l’avis de spécialistes.

« Le danger est de créer des écosystèmes en vase clos, explique Normand Landry, professeur en communication politique à la TELUQ. C’est beaucoup plus difficile à percer, beaucoup plus difficile à documenter. On rentre dans des dynamiques de marginalisation des discours plus extrémistes. »

Comment bien bannir

 

Avant d’en arriver là, quelque part au printemps 2020, Alexis Cossette-Trudel est apparu sur le radar de Facebook Canada, signalé par d’autres utilisateurs. La plateforme, qui rejoint quelque 24 millions de Canadiens, modère alors son contenu depuis des années, à la recherche de publications illégales ou autrement interdites, allant des incitations au terrorisme à la simple nudité. Dans le monde, Facebook emploie 35 000 modérateurs, dont des francophones au Canada affectés à supprimer du contenu dans la langue de Molière.

Dans les coulisses, toutefois, une équipe est chargée de décider du sort des propos se situant en pleine zone grise : légaux, mais susceptibles de causer des torts à la société. Après des consultations auprès d’experts et dans un souci de maintenir un juste équilibre entre les droits des usagers et sa responsabilité sociale, assurent des sources internes, la multinationale insère de nouvelles limites à l’expression dans sa bible de règles, appelée Standards de la communauté. Lorsque cela survient, une vague d’exclusions est à prévoir.

C’est ce qui s’est produit, en 2019, lors d’une importante purge de contenu canadien d’extrême droite, visant notamment l’ex-candidate à la mairie de Toronto Faith Goldy, aux côtés d’une poignée de groupes radicaux. En 2020, Facebook a cessé d’accueillir les adeptes de QAnon. Une mise à jour de la liste des organisations et individus dangereux a sonné le glas de la présence de Radio-Québec sur le réseau social américain, après le retrait de plusieurs vidéos pour violation de nouvelles règles interdisant les faussetés sur la COVID-19. Près de 44 000 autres pages, groupes ou comptes Instagram ont ainsi disparu à jamais entre août et octobre, selon les données de Facebook.

Censure

 

C’est le 8 janvier 2021 que Twitter a condamné le plus célèbre troll de l’histoire des États-Unis à l’exil. La décision a clos une séquence d’événements bizarre ponctuée par un assaut du Capitole par ses partisans, un premier blocage de son compte durant 12 heures, puis un bref retour pour y livrer quelques ultimes gazouillis, notamment pour annoncer qu’il ne se présentera pas à l’assermentation de son successeur, Joe Biden.

La sentence a de quoi avoir traumatisé les autres dirigeants du monde, de plus en plus nombreux à communiquer ainsi directement avec le public, de l’avis du professeur Normand Landry, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en éducation aux médias et droits humains. « Pour l’instant, on vit une onde de choc assez importante en Occident. C’est la première fois qu’une entreprise privée [Twitter] offre un canal de diffusion aussi fort, coupe l’accès à un président en exercice. »

Le président Trump, par ses propos et ceux de ses plus fidèles partisans, comme le Québécois Alexis Cossette-Trudel, aura donc réussi à exposer toute l’étendue des dérives possibles à laisser les géants du Web choisir quels discours peuvent, ou non, être tenus. « Le modèle de non-réglementation des plateformes de communication numériques arrive à la fin de sa vie utile », annonce le professeur Landry.

« Avec le président Trump, ça a permis d’illustrer de manière saisissante les enjeux que posent les médias sociaux et les plateformes sur Internet. À cause de son extrémisme, il a poussé les choses jusqu’à l’absurde. Forcément, ça permet de voir plus clairement les limites des règles actuelles », ajoute Pierre Trudel, professeur au Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal. « C’est un peu comme si, face à l’avènement de l’automobile, les forces de police avaient continué d’utiliser les chevaux. On n’a pas changé de façon de travailler, et on en subit les conséquences aujourd’hui. »

Liberté d’expression

Être radié de Twitter, Facebook ou YouTube peut-il constituer une entorse à la liberté d’expression, garantie par la Constitution ? Pas plus que d’être refusé de publication dans un journal, répond Katie Fallow, avocate au Knight First Amendment Institute de l’Université Columbia de New York et spécialiste de la question.

« Selon le premier amendement des États-Unis, les plateformes ont leur propre droit à la liberté d’expression, prévient-elle toutefois. L’argument serait que Facebook et Twitter ont le droit de décider quel type de modération ils veulent avoir. »

Même avant le spectaculaire blocage du compte du président Trump, l’appel à une plus grande régulation gouvernementale a dépassé les cercles universitaires. Même le réseau social Facebook a invité les élus canadiens à encadrer les discussions en ligne. « Le statu quo laissant seulement aux compagnies privées le fardeau de décider ce qui est du discours acceptable en ligne n’est pas tenable à long terme », a convenu Kevin Chan, chef des politiques publiques de Facebook Canada, dans une lettre ouverte au quotidien Globe and Mail en novembre.

Le gouvernement Trudeau planche depuis plusieurs années sur une telle législation, qui forcerait les réseaux sociaux à éliminer le contenu illégal en ligne, y compris les discours haineux. Le bureau du ministre du Patrimoine canadien, Steven Guilbeault, assure que les détails seront dévoilés bientôt.



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