L’archicritique, ou quand une bibliothèque virtuelle dystopique attaque de front le bilan de Trump

Cette courte série examine l’humour numérique engagé au temps de la présidence républicaine. Premier cas de deux : l’architecture potentielle comme arme de critique massive.
Le canular est un art bien difficile. Alors, un canular architectural réussi, aussi brillant que piquant, ne peut que susciter l’admiration.
La chose existe en ligne. Le dévoilement du projet architectural de la future bibliothèque présidentielle de Donald Trump s’est fait sur Twitter, média préféré du président sortant, quelques jours avant les élections du 3 novembre. « Nous lancerons le site djtrumplibrary.com comme ultime argument pour justifier (au moins) quatre années de plus de @realDonaldTrump et bloquer le programme libéral radical de @JoeBiden », disait ironiquement le court message.
La construction d’une bibliothèque présidentielle constitue une assez longue et très enviable tradition étasunienne. Les images 3D de la fausse proposition rigolote ont confirmé l’audace critique avec la création virtuelle d’une dizaine d’espaces concentrant les plus féroces reproches adressés à ce gouvernement.
On y retrouve un mur de la criminalité (dans l’atrium) ; une salle « Lie to America » et une autre consacrée aux gazouillis présidentiels ; une galerie des autocrates ; un jardin cimetière de la COVID-19. Il y a même une mise en abyme de l’architecture avec un hommage à « Trump, le bâtisseur », où se retrouvent des maquettes de ses tours, de ses hôtels et de ses casinos. Le nom et l’image du magnat de l’immobilier sont placardés partout sur et dans la bibliothèque virtuelle, comme il a l’habitude de signer en lettres hollywoodiennes ses immeubles ou ses avions.
Le concepteur de cette attaque numérique explique au Devoir avoir conçu ce projet immédiatement après la défaite de Hillary Clinton, en 2016, pour laquelle il avait travaillé comme bénévole. «J’ai pensé que Donald Trump élu président aurait droit à sa bibliothèque et j’ai pensé qu’il faudrait y retrouver des témoignages de tout ce qu’il allait faire, dit l’architecte de New York qui demande que ne soit pas révélée son identité. J’ai réservé le nom de domaine djtrumplibrary.com en novembre 2016.»
Il a vite conçu environ 70% des espaces, la coquille si l’on veut. Les détails ont été ajoutés à la faveur d’une quarantaine en octobre cette année, juste avant les élections.

Un canular architectural donc, et tout un. Et si c’est de l’humour, il est bien noir et il fait rire jaune. « Je ne parlerais pas d’un canular : il y a quelque chose d’un peu trop sérieux pour employer ce terme, corrige le professeur Jean-Pierre Chupin, de l’École d’architecture de l’Université de Montréal. Je préfère y voir un projet satirique et critique, plus du côté de la dystopie que de l’utopie. »
Cette déclinaison numérique se révèle « tristement réaliste », ajoute le fin connaisseur. « Le projet n’est pas très innovant du point de vue architectural, poursuit-il. Ce n’est pas laid, c’est juste banal. Comme si on ne pouvait pas être très inventif avec ce personnage. La proposition spatialise la bibliothèque dans une sorte de motel un peu glauque. Elle se concentre en fait autour de la personnalité du président et de l’inventaire des dossiers marquants de sa présidence. »
D’où, par exemple, la surabondance d’écrans dans les images 3D. Certaines renseignent sur la fonction des lieux. À l’entrée de l’auditorium, une affiche annonce la projection du film raciste The Birth of a Nation. « C’est un lieu introverti », ajoute le professeur titulaire, qui a visiblement bien noté la copie dématérialisée. « On n’entre pas sur le site : on y est déjà. Il n’y a pas non plus d’espaces de transition. C’est presque un labyrinthe ou une sorte de boucle infernale, ce qui est aussi très dystopique. »
L’architecture potentielle
M. Chupin est un spécialiste des concours et le coordonnateur du Laboratoire d’étude de l’architecture potentielle. Il fait remarquer la rareté des productions dystopiques dans son monde plus attiré par l’avers positif.
Il ajoute le contraste entre cette proposition architecturale incisive non sollicitée et le fait que les architectes bien établis — enfin, certainement pas les starchitectes ni les archistars — ne se bousculeront probablement pas pour concevoir le lieu à la mémoire du président Trump. On peut imaginer la même gêne quand viendra le temps du portrait officiel, quoique cette place semble déjà réservée par le peintre Jon McNaughton. Cet artiste réaliste met le feu à Internet en dévoilant en ligne chacune de ses toiles trumpiennes hyperflatteuses.

Par contraste, le concours pour la bibliothèque de Barack Obama à Chicago a attiré des centaines de participants et sept finalistes de prestige. L’audacieux complexe en construction sera signé par Tod Williams Billie Tsien Architects.
L’attaque numérique de djtrumplibrary.com évoque en même temps les rapports tordus de Donald Trump à l’architecture. L’entrepreneur a été un grand donneur d’ouvrage, mais dans un style douteux, kitsch, parvenu, tape-à-l’œil, parfois décrit comme une version américaine des préférences esthétiques des dictateurs du Caucase ou du Moyen-Orient.
En début d’année, avant la pandémie qui semble avoir bloqué le projet, le président a même concocté un plan pour faire du style classique l’architecture officielle des édifices gouvernementaux. La Rome antique a déjà servi de modèle à beaucoup d’immeubles phares de la République américaine, du siège de la Cour suprême au Capitole.
« Trump se sert de l’espace, des éléments constitutifs de la ville et les détourne », note le professeur Chupin. Les architectes adorent les murs, mais peut-on continuer à les aimer quand on voit ce qu’il en a fait ?
Une discipline morale
Ce qui débouche sur l’incontournable question morale. Au fond, quel est le rôle de l’architecture ? Certains architectes dessinent des « McManoirs », des prisons, des cages où enfermer les demandeurs d’asile et leurs enfants. D’autres militent pour une discipline verte, durable, inclusive.
« La conscience environnementale et les questions d’inclusion habitent de plus en plus les architectes, dit le professeur qui les forme. Ce réveil éthique, présent depuis une trentaine d’années, a été exacerbé et mis en crise par Donald Trump. Oui, il va toujours trouver un architecte pour travailler pour lui. Mais franchement, si j’organisais un concours d’idées avec mes étudiants pour faire la bibliothèque de Trump, je crois que ce serait un massacre. »
Le résultat dystopique anti-Trump apparu en ligne n’est pas signé, ce qui dit aussi quelque chose. Les créateurs restés anonymes ont expliqué qu’ils craignent les représailles.
« Des étudiants des beaux-arts et des écoles d’architectures qui font des satires, il y en a eu des tonnes, dit le professeur Chupin. C’est normal. L’architecture potentielle cherche à critiquer et à provoquer. Là, les satiristes ont peur de se dévoiler. On n’est pas loin de l’esprit des caricatures qui ont ébranlé l’Europe. C’est peut-être ce qui me trouble le plus. »
Le concepteur de la fausse bibliothèque avoue au Devoir que les fortes tensions dans le pays justifient son choix de rester anonyme. Par contre, il ajoute que, s’il se dévoilait, sa firme ne perdrait probablement pas de contrats, New York étant une métropole démocrate férocement anti-Trump.
Un président chasse l’autre
Une blague architecturale faite par Barack Obama a-t-elle lancé Donald Trump dans la course à la présidence, finalement remportée contre toute attente en 2016 ? En tout cas, c’est ce que veut une analyse psychologisante de la soirée du 30 avril 2011.
Le président Obama avait alors ridiculisé Donald Trump devant le Tout-Washington au dîner des correspondants. Une de ses blagues les plus piquantes imaginait comment le magnat de l’immobilier new-yorkais au goût ostentatoire et bling-bling pourrait transformer la Maison-Blanche s’il s’y installait. Une image projetée montrait le siège de la présidence transformé en une sorte de Taj Mahal (le casino, pas le mausolée).
« Le public a hurlé, alors que Trump était assis en silence, forçant un sourire tiède, écrit Barack Obama dans Promised Land, premier tome de ses mémoires présidentiels lancé récemment. Je ne pouvais pas commencer à deviner ce qui lui filait par la tête pendant les quelques minutes que j’ai passées à le cogner publiquement. Ce que je savais, c’est qu’il incarnait le spectacle, et aux États-Unis d’Amérique en 2011, c’était une forme de pouvoir. […] Les mêmes journalistes qui se moquaient de mes blagues continueraient de lui accorder du temps d’antenne. »
Barack Obama voulait ainsi remettre la monnaie de sa vilaine pièce à Donald Trump, qui avait passé les mois précédents à alimenter férocement la théorie complotiste et raciste dite du « birtherism » voulant que le premier président noir ne soit pas né aux États-Unis (ce qui l’aurait rendu inéligible). Sa contre-attaque a vite fait le tour du monde et peut-être effectivement décidé Donald Trump à se lancer en politique active pour répliquer à son tour en défaisant au maximum l’héritage d’Obama.