Les États désunis

Les élections américaines ont encore une fois montré un pays profondément divisé. Bien plus que seulement politique, la fracture entre les deux blocs ne cesse de se creuser, au point qu’on se demande ce qui tient encore ensemble les États-Unis d’Amérique, et combien de temps cela pourra durer.
Les résultats ne pouvaient pas être plus serrés. Durant toute la semaine, le pays a suivi le décompte des votes se demandant sans cesse de quel côté allait finir par tomber le verdict populaire. Alors que le président républicain, Donald Trump, criait à la fraude et au musellement de « ses » électeurs et que son opposant démocrate, Joe Biden, en appelait au calme et au respect du processus électoral en cours, des partisans des deux camps s’accusaient mutuellement de vouloir mener le pays à la ruine.
« Ce qui nous fait peur maintenant, c’est la possibilité d’une guerre civile », confiait au Devoir à la veille des élections américaines de mardi une Québécoise qui vit à Atlanta, en Géorgie, depuis presque 25 ans. Elle n’était pas la seule. À la fin du mois de septembre, 40 % des Américains se disaient, dans un sondage Sports and Leisure Research Group-Engagious-ROKK, fortement en accord avec l’affirmation selon laquelle leur pays pourrait être au bord d’une nouvelle guerre civile.
Cette opinion était particulièrement forte aux deux extrêmes du spectre politique gauche-droite. C’était d’ailleurs l’un des rares points communs entre des partisans républicains et démocrates dont les avis sont plus éloignés les uns des autres que ceux des camps opposés de n’importe quel autre pays développé, rapportait encore la semaine dernière le Pew Research Center.
Un fossé qui se creuse
Ce fossé ne traverse pas seulement le champ de bataille politique sur les questions du rôle de l’État, des changements climatiques, du contrôle des armes à feu ou de l’avortement, écrit le chroniqueur au magazine Time et essayiste de droite David French dans un nouvel ouvrage intitulé Divided We Fall. Il est aussi religieux, 80 % des évangélistes blancs se disant républicains et 67 % de ceux qui n’ont aucune appartenance religieuse se disant démocrates. Il dépend de la couleur de la peau, 83 % des Afro-Américains penchant, par exemple, du côté démocrate. Il est culturel même, les partisans d’Hillary Clinton, aux élections présidentielles précédentes, correspondant de façon frappante aux amateurs de la série télé Game of Thrones et des matchs de la ligue professionnelle de basket-ball (NBA), alors que les partisans de Donald Trump se retrouvaient concentrés dans le public de la série The Walking Dead et des matchs du football collégial.
Les deux mondes disposent aussi chacun de leurs territoires bien délimités, comme le montrait encore cette semaine la carte des résultats électoraux, avec, d’un côté, ses grandes villes et zones côtières à l’ouest et au nord-ouest bleu foncé, et de l’autre ses régions rurales et le centre du pays rouge vif.
Les habitants de ces deux univers parallèles cohabitent dans le même pays de plus en plus difficilement, observe David French. Les fautes et les intentions malveillantes dont ils s’accusent mutuellement témoignent de l’incompréhension, de l’animosité et du sentiment de rancune qui les dressent de plus en plus durement les uns contre les autres. « On ne trouve pas de grande force culturelle, religieuse, politique ou sociale qui rapproche les Américains plus qu’elle ne les éloigne les uns des autres », écrit cet évangéliste vétéran de l’invasion américaine de l’Irak et pourtant grand critique de Donald Trump.
Victime d’un jeu dangereux
Cette polarisation politique est au moins en partie le résultat d’un jeu dangereux auquel s’adonnent trop souvent les acteurs politiques ainsi que les médias, estime Éric Montpetit, professeur de science politique à l’Université de Montréal. La plupart des questions de politiques publiques n’intéressent vraiment qu’un groupe relativement restreint d’élus, de fonctionnaires, de groupes d’intérêt et d’experts dont les points de vue ne sont généralement pas si éloignés les uns des autres et qui finissent habituellement par trouver des compromis satisfaisants.
Dans ce contexte, dit le politologue, ce sont souvent les politiciens en manque d’attention et les groupes qui se trouvent à la marge qui saisissent les médias de l’affaire, contribuant, chacun à leur manière, à exagérer l’ampleur des oppositions réellement en présence. « Je comprends les médias de faire cela. Je suis le premier à lire ce genre de nouvelles, plutôt que les points de vue d’experts nuancés. Mais je suis persuadé, par exemple, que les gens qui luttent sur le terrain contre la pandémie de COVID-19 s’entendent beaucoup mieux sur ce qu’il faudrait faire qu’on pourrait le croire en voyant la confrontation entre Donald Trump et le Dr Fauci. »
On ne trouve pas de grande force culturelle, religieuse, politique ou sociale qui rapproche les Américains plus qu’elle ne les éloigne les uns des autres
Le problème, dit Éric Montpetit, c’est qu’à la longue, cette dramatisation du débat finit par réellement exacerber les antagonismes dans la population et compliquer la recherche de compromis. « C’est un cercle vicieux. »
Les États-Unis ont toujours été une société plus polarisée que les autres pays occidentaux, dit Mugambi Jouet, professeur de droit à l’Université McGill et auteur d’un ouvrage remarqué sur le sujet intitulé Exceptionnal America. Cette tendance s’est toutefois aggravée depuis Ronald Reagan, il y a une quarantaine d’années, confirme-t-il. Ce phénomène a surtout été le fait d’une droite américaine de plus en plus à droite, la gauche restant largement en phase avec ce qu’on retrouve dans les autres pays développés, explique l’expert, qui parle d’une « polarisation asymétrique ».
La polarisation de la société américaine tient, selon lui, à quatre grandes caractéristiques présentes très tôt dans l’histoire du jeune pays : un profond anti-intellectualisme découlant de ses valeurs égalitaires, un fondamentalisme religieux fervent, une méfiance viscérale à l’égard de l’État et une rancœur raciale. Trop attisées, ces caractéristiques offrent un terreau fertile à un rejet des experts, à une vision manichéenne de la réalité, aux théories du complot, au racisme et même à l’autoritarisme, qui ne sont pas sans lien avec la popularité du président Trump et la crainte aujourd’hui de dérapages violents.
Rester unis malgré tout
Ce qui a permis aux Américains de rester unis et de faire fonctionner leurs pays, en dépit de sa taille et de sa diversité, est entre autres leur attachement à leur système politique censé permettre une concurrence saine et juste entre les différents groupes d’intérêt, note Éric Montpetit. Or, fait paradoxal et inquiétant, « les électeurs de Donald Trump veulent aujourd’hui qu’il casse la baraque et détruise ce qui faisait leur fierté ».
David French dit moins craindre une guerre civile qu’une crise constitutionnelle. Il brandit même le spectre de la sécession d’un grand État comme la Californie (« Calexit ») ou le Texas (« Texit ») qui surviendrait à la suite d’une impasse politique sur un enjeu existentiel, comme le contrôle des armes à feu ou le droit à l’avortement, et qui opposerait une forte majorité de la population à un président pour lequel elle n’aurait pas voté.
Les électeurs de Donald Trump veulent aujourd’hui qu’il casse la baraque et détruise ce qui faisait leur fierté
Contrairement à Donald Trump, qui se présente constamment en opposition contre les représentants de « la gauche radicale », les « États bleus » et les « villes démocrates », Joe Biden promet de se faire rassembleur et d’être le président de tous les Américains. Mugambi Jouet doute cependant que cela change grand-chose dans les divisions qui minent les États-Unis. Il en veut pour preuve récente les années de Barack Obama à la Maison-Blanche, durant lesquelles le président démocrate a souvent affiché des positions très modérées — notamment dans sa réforme de l’assurance maladie (Obamacare), largement inspirée d’idées empruntées au camp républicain — et qui n’a pas empêché la droite de se déchaîner contre lui et le fossé entre les Américains de se creuser.
« Il faudra beaucoup plus de temps et des changements plus profonds pour que la tendance à la polarisation se renverse, prévient l’expert. Mais la situation actuelle n’est pas une fatalité. L’Histoire nous a montré que c’était possible. »
Il faudra beaucoup plus de temps et des changements plus profonds pour que la tendance à la polarisation se renverse