Laure Mandeville, celle qui a vu venir «président Trump»

Laure Mandeville est convaincue que les Américains ont aussi été sensibles à l’appel de Trump selon qui on est d’abord américain avant d’être Noir, latino ou femme. 
Photo: Charles Krupa La Presse canadienne Laure Mandeville est convaincue que les Américains ont aussi été sensibles à l’appel de Trump selon qui on est d’abord américain avant d’être Noir, latino ou femme. 

« Une chose m’inquiète en Amérique, c’est que les gens […] se rapprochent de plus en plus des phases qui précèdent le fascisme. » Non, ce jugement ne concerne pas Donald Trump. Il a plutôt été proféré en 1980 par le grand romancier Norman Mailer, qui qualifiait ainsi l’élection de Ronald Reagan. Un président aujourd’hui unanimement encensé par les républicains autant que par les démocrates. En sera-t-il de même avec Donald Trump, qui entrera à la Maison-Blanche le 20 janvier prochain sous une avalanche de critiques et d’insultes comme rarement un président en a connu ?

Photo: Twitter / Laure Mandeville La journaliste Laure Mandeville
Rares sont les journalistes qui ne se contentent pas d’ajouter leur voix à ce défoulement médiatique. Ce qui distingue la correspondante du Figaro à Washington Laure Mandeville (« Qui est vraiment Donald Trump ? », Le Figaro-Équateurs), c’est qu’elle a très tôt pris Donald Trump au sérieux.

« J’ai vu assez vite que ce personnage totalement hors-norme n’était pas une étoile filante, dit-elle. Alors que les médias américains passaient leur temps à annoncer sa disparition, il renaissait chaque fois. J’ai vite compris que, derrière cette capacité à rebondir, se cachait quelque chose de profond. »

Une colère sourde

 

C’est en sillonnant les États-Unis que Laure Mandeville découvrira que Trump était l’étincelle qui allait mettre le feu à une plaine qui ne demandait qu’à s’embraser. Il lui aura suffi de quelques mots, dit-elle, pour rejoindre la colère sourde qui, malgré la bonne santé apparente de l’Amérique, couvait dans le pays. « Trump a instinctivement perçu cette colère et il a décidé de la mettre à profit. Il lui aura suffi de quelques mots-clés prononcés dans l’escalier mécanique de la Trump Tower. Le premier fut le mot “frontière”. Un pays sans frontière n’est pas un pays, dit-il. L’autre mot-clé, c’est la “protection”, qui va se révéler essentielle. On ne peut pas, dit-il, continuer à accepter des accords commerciaux qui sont défavorables aux États-Unis. Je vous protégerai contre ceux qui ont désindustrialisé ce pays ! »

Je pense qu’au fond, même si Trump exagère et en dit toujours trop, [...] le peuple américain se dit que seul un personnage aussi indomptable pourra renverser la vapeur.

 

C’est à partir de ce moment que l’électorat américain lui prêtera une oreille de plus en plus attentive, peu importent ses excès, dit Laure Mandeville. Mais le dernier ingrédient de la recette Trump, dit-elle, fut son côté antipolitiquement correct. « Ceux qui ont vécu aux États-Unis savent combien la dictature du politiquement correct est omniprésente et à quel point l’ultragauche a pris le contrôle des idées dans les universités. Je pense qu’au fond, même si Trump exagère et en dit toujours trop, même s’il est parfois très inquiétant, le peuple américain se dit que seul un personnage aussi indomptable pourra renverser la vapeur. »

Il y a huit ans, Barack Obama n’avait-il pas lui aussi promis de « réparer Washington » et de gouverner « au-delà des partis » ? Mais les Américains en sont rendus à un point tel d’exaspération, dit Mandeville, qu’ils veulent « quelqu’un qui va renverser la table et casser le système. Trump est un perturbateur. C’est l’homme qui vient tout remettre en cause sans tabous, sans limites, avec une audace et même une grossièreté qui trouvent un écho parce que les gens ne croient plus à la manière de faire traditionnelle. Au fond, les Américains ne veulent plus d’un héros, mais d’un antihéros. Quelqu’un qui donne un coup de pied dans la fourmilière. »

  

D’abord américain

Selon la correspondante du Figaro, Trump a saisi le désarroi de ces gens dont on ne parle jamais, la classe blanche paupérisée abandonnée par les démocrates. « Depuis des années, les libéraux étaient convaincus que les minorités leur assureraient la victoire électorale. Ils avaient complètement oublié la question de classe. » Or, les inégalités se sont creusées de manière spectaculaire sous Obama.

Selon Laure Mandeville, cette colère de la classe moyenne n’est pas nouvelle. Elle remonte au moins au Tea Party, qui a été perçu de manière trop caricaturale, comme un simple mouvement raciste et antimoderme par la gauche libérale, dit-elle. Ce dégoût de l’alliance entre l’argent et l’État a aussi traversé la gauche avec le mouvement Occupy et le phénomène Bernie Sanders. D’ailleurs, un certain nombre de ces électeurs se sont abstenus ou ont voté Trump.

La journaliste est convaincue que les Américains ont aussi été sensibles à l’appel de Trump selon qui on est d’abord américain avant d’être Noir, latino ou femme. « Cela rappelle paradoxalement l’approche française de la citoyenneté républicaine, dit-elle. Alors que les libéraux américains n’ont cessé de traiter la France de raciste et de critiquer son attitude quant aux religions, aujourd’hui, il pourrait y avoir plus de points communs que l’on croit entre la France et les États-Unis sur la façon de combattre le terrorisme et l’islamisme. En passant, ces débats sont beaucoup plus avancés en France qu’aux États-Unis. »

L’ère de l’incertitude

Si l’élection de Donald Trump ferme la page des années Clinton, Bush et Obama, elle ouvre une ère beaucoup plus imprévisible, estime la journaliste du Figaro. Bien malin qui pourrait prévoir ce qu’il adviendra de cette révolte contre les élites. Les institutions américaines seront-elles suffisamment fortes pour la digérer ? Trump créera-t-il de « divines surprises » comme Ronald Reagan en son temps ? Sa volonté de tout remettre en cause déstabilisera-t-elle le système national et international au point de mettre l’Occident en position de faiblesse par rapport à la Russie ?

Heureusement, ce n’est pas un homme d’idéologie, soupire Laure Mandeville. C’est un pragmatique, comme l’ont noté le politologue Walter Russel Mead et l’ancien secrétaire d’État Henry Kissinger. « Il dit que son fil conducteur sera l’intérêt des États-Unis, qu’il gardera ce qui marche et abandonnera ce qui ne marche pas sans compas idéologique. Fort bien, mais aura-t-il un compas moral ? Après tout, les États-Unis restent le défenseur d’une certaine idée des libertés. Le penchant de Trump en faveur de la Russie donnera-t-il lieu à un nouvel Yalta qui se fera sur le dos de l’Europe de l’Est ? »

La correspondante n’a pas de réponse à ces questions. Mais elle s’inquiète de l’opposition systématique des grands médias qui ont largement dépassé leur mission d’informer, dit-elle, en faisant tout pour abattre Trump. « Les grands médias l’ont d’abord pris pour un clown, dit-elle. Il était tellement à l’opposé de leur doxa idéologique sur la globalisation heureuse. À partir du moment où ils ont compris qu’il allait gagner, ils ont basculé dans un parti pris absolu qui les aveugle toujours sur ses capacités et sur le mouvement de colère qu’il représente. »

Cet épisode laisse un goût amer à la journaliste, qui s’inquiète du discrédit radical dont jouissent aujourd’hui les médias américains dans la population. « J’ai le sentiment que les Américains ne croient plus dans leurs médias. C’est très dangereux, car ils se précipitent vers des médias alternatifs parfois complètement dingues ou qui donnent carrément dans la propagande. On a d’un côté des médias qui refusent obstinément la légitimité du président. Et de l’autre, de nouveaux médias qui lui permettent de passer outre. Cette rupture totale entre les élites, les médias et Trump est inquiétante. Surtout dans un contexte international qui demeure terriblement fragile. »

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