États-Unis - Une démocratie dysfonctionnelle

Si rien ne change profondément dans la politique américaine, la gouvernance du pays «par la crise, et de crise en crise», comme l'appelle le président, continuera.
Photo: Scott Applewhite Associated Press Si rien ne change profondément dans la politique américaine, la gouvernance du pays «par la crise, et de crise en crise», comme l'appelle le président, continuera.

Après 16 jours de fermeture partielle du gouvernement fédéral, des centaines de milliers de fonctionnaires américains et leurs familles retrouvent une vie normale. Mais la paralysie du pays a révélé au grand jour les anomalies déjà anciennes du système politique qui prévaut aux États-Unis.

 

Du Grand Canyon à Yellowstone, d’Acadia aux Everglades, les touristes américains et étrangers peuvent depuis jeudi visiter de nouveau les parcs nationaux ou faire des réservations pour un prochain séjour. Ici, à Washington, l’esplanade du Mall, terrain fédéral qui abrite quelques-uns des musées les plus célèbres et certains des monuments les plus emblématiques des États-Unis, a rouvert au public. Les barricades que les employés avaient érigées avant d’être obligés de partir en congé sans solde ont été enlevées et les poubelles, enfin vidées.

 

Non loin de là, les fonctionnaires de l’Agence de protection de l’environnement ont été accueillis de retour au bureau par le vice-président de Barack Obama. Tout sourire et escorté de caméras, Joseph Biden venait leur offrir du café et des muffins, en même temps que des embrassades et des mots d’encouragement.

 

Nombre de ces fonctionnaires avaient déjà vécu la dernière fermeture en date du gouvernement fédéral, celle qui avait paralysé Washington entre le 14 novembre 1995 et le 6 janvier 1996.

 

« Nous devons sortir de l’habitude qui consiste à gouverner par la crise, et de crise en crise », a déclaré le président Obama en saluant mercredi soir l’accord de compromis adopté par le Sénat et la Chambre quelques heures à peine avant l’expiration de la date limite pour relever le plafond de la dette publique.

 

Certes, mais si rien ne change profondément dans la vie politique américaine, la gouvernance du pays « par la crise, et de crise en crise » continuera.

 

Les années 1990

 

La cohabitation alimente ce type de gouvernance et les crises, réelles ou fabriquées. Au milieu des années 1990, le démocrate Bill Clinton siégeait à la Maison-Blanche tandis que le Parti républicain, fort du raz de marée électoral des législatives de novembre 1994, contrôlait désormais les deux assemblées qui forment le Congrès. Newt Gingrich, le nouveau président de la Chambre des députés, et ses amis républicains devaient leur victoire dans ce scrutin à leur promesse de ralentir la croissance du gouvernement fédéral. Mais leur promesse était en porte-à-faux avec l’ordre du jour poursuivi par le pré- sident Clinton dans les domaines de la santé, de l’environnement et de l’éducation.

 

Aujourd’hui, le démocrate Barack Obama voit lui aussi son programme entrer en collision avec les priorités des républicains. Comme en 1995-1996, le bras de fer porte sur la taille et le rôle du gouvernement fédéral.

 

Le chef de la Maison-Blanche prône en particulier le maintien d’une politique de relance afin de stimuler la reprise encore bien faible de l’économie nationale. Il veut aussi veiller au succès de l’entrée en vigueur de sa réforme du système de santé, d’abord surnommée Obamacare par Mitt Romney. Cette réforme doit entrer en vigueur en janvier et constitue jusqu’à présent la seule grande réussite législative de la présidence Obama. De leur côté, les républicains insistent sur l’austérité budgétaire, se focalisent sur la dette de près de 17 000 milliards de dollars, et ceux d’entre eux qui sont les plus conservateurs, dont les élus du Tea Party, font une obsession de leur désir de retarder ou d’abroger l’Obamacare.

 

M. Obama, qui avait démarré sa présidence avec les pleins pouvoirs grâce à une majorité démocrate tant à la Chambre qu’au Sénat, doit compter désormais sur une cohabitation encore plus compliquée que celle à laquelle M. Clinton faisait face. En effet, les républicains dominent la Chambre, mais sont en minorité au Sénat.

 

Frustrations

 

L’ordre du jour de chacun est donc bloqué. Dans les domaines économiques et sociaux surtout, M. Obama peut bien faire adopter des mesures par le Sénat, mais elles n’ont pratiquement aucune chance d’aboutir à la Chambre. À l’inverse, les propositions de loi approuvées par la Chambre deviennent souvent lettre morte au Sénat.

 

Autant dire que les frustrations des démocrates et des républicains, de la Maison-Blanche et du Congrès, sont à vif. D’où la rhétorique empruntée au registre criminel qui a émaillé les 16 jours de fermeture partielle du gouvernement, avec des mots tels que « sabotage », « prise d’otages » et « rançon » employés presque tous les jours. D’où, aussi, cette propension à jouer sur les dates butoirs, réelles ou supposées, pour tenter d’extirper des concessions à la dernière minute, comme ce fut déjà le cas au sujet de la dette en juillet 2011 et, plus récemment, au bord de la « falaise budgétaire » entre Noël et le jour de l’An.

 

Dès lors, les accords conclus in extremis par les politiciens américains ne font que mettre en oeuvre des solutions temporaires. Ainsi le compromis obtenu mercredi soir prévoit-il seulement de rouvrir le gouver- nement jusqu’au 15 janvier et de relever le plafond de la dette jusqu’au 7 février.

 

Paralysie

 

Par ailleurs, la radicalisation des deux partis qui monopolisent le pouvoir aux États-Unis vient renforcer la paralysie inhérente à la cohabitation actuelle.

 

Le charcutage des circonscriptions électorales auquel ces partis se sont livrés depuis une dizaine d’années leur réserve des prés carrés, élimine quasiment toute concurrence des partis et des idées, et favorise les extrêmes au sein des deux formations. Les députés et sénateurs qui émergent de ce processus ou lui survivent sont plus radicaux ou sont pressés de le devenir.

 

Ce phénomène est particulièrement flagrant au sein du Parti républicain. Les conservateurs et les ultras du Tea Party font surenchère, intimident les modérés, les dégomment lors de scrutins primaires, comme le sénateur de l’Indiana Richard Lugar en fit les frais l’an passé, voire les amènent à quitter le Congrès, comme le fit en janvier la sénatrice du Maine Olympia Snowe.

 

La radicalisation du Parti républicain risque de provoquer son éclatement ou sa marginalisation, ce qui, dans les deux cas de figure, lui enlèverait sa dimension nationale et le reléguerait au rang de parti régional incapable de remporter la Chambre et le Sénat, et encore moins la Maison-Blanche.

 

Ce scénario, bien que réjouissant pour beaucoup de démocrates, serait désastreux pour la démocratie américaine. Une démocratie où les deux grands partis actuels se sont mis d’accord depuis longtemps pour empêcher toute autre formation de créer une brèche dans l’enceinte du système électoral qu’ils ont érigée, une démocratie qui n’en serait plus une si elle passait d’un bipartisme déjà bien trop rigide à un régime de facto à parti unique.

 

 

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