Le non-lieu des indignés

Les indignés new-yorkais ont regagné hier en fin d'après-midi le lieu emblématique du mouvement Occupy Wall Street, le parc Zuccotti, rebaptisé Liberty Square, d'où ils avaient été expulsés la nuit précédente. Mais, pas question d'y dresser un nouveau camp de toile, a tranché la Cour suprême de l'État de New York.
Ils étaient là à s'indigner. Contre le monde. Contre ce qui arrive et surtout ce qui n'arrive pas. Contre l'absence d'espoir, contre l'avenir bien bouché, déjà écrit. En leur défaveur, bien sûr. Ils voulaient changer le cours du roman, rédigé par un Dickens sans talent, dans lequel on ne leur a permis de camper que des personnages miséreux, anéantis dès leur jeunesse.Sur leur site, ils réclamaient leur humanité, leur futur. Ils s'opposaient au grand pouvoir du monde financier et aux inégalités. Ils étaient là à prendre possession d'un bout de la ville, parce qu'ils avaient la folie de croire que les cités peuvent appartenir à ceux qui y habitent. Ils voulaient un espace civique où ils pourraient exercer leur liberté de se réunir, de dire leur désarroi, de scander leur écoeurement. Leur nombre, ces masses vivantes de corps côte à côte, devait suffire à incarner une nouvelle vision de l'égalité et de la justice sociale.
Au Liberty Square, dont le nom semblait prédire une quelconque victoire, ils se sont installés, il y a presque deux mois, sans trop savoir si cela durerait ni comment cela allait finir. Cela a pourtant fait boule de neige. Depuis le 17 septembre, d'autres se sont mis à occuper Wall Street, de loin, mais très concrètement, en prenant possession de petits morceaux de leur propre territoire urbain. Le 9 octobre dernier, 900 villes à travers le monde étaient occupées à «occuper Wall Street»: Auckland, Sydney, Hong Kong.
Cela devenait gros. Cela ressemblait à quelque chose comme une révolution, une petite ou une grande, où la voix de ceux qui semblent ne pas en avoir allait se faire entendre, en occupant l'espace.
Indignez-vous! C'est ce qu'on nous apprend à l'école, il paraît que c'est un signe d'intelligence, l'indignation. Les temps sont à l'indignation, au printemps arabe, aux espoirs des peuples. On a l'impression que le monde est un tout petit peu meilleur depuis quelques mois. On peut quitter le cynisme qui avait fini par nous aller si bien. Quelque chose renaît. C'est sûrement déraisonnable, puéril... Le monde ne tourne pas grâce à l'espoir et aux idéaux vagues. C'est pas comme ça que l'argent se fait sur la terre. C'est pas comme ça qu'il y a de la vraie politique, de vraies décisions.
L'opinion publique n'était pourtant pas complètement contre eux. Un New-Yorkais favorable au mouvement avouait aux journalistes que, oui, il appuyait la manifestation, mais il ne voulait pas de révolution, ni de désoeuvrement organisé... que tout cela n'était pas bon pour le pays, pour l'économie... Certes, mais qui sait où les idéaux peuvent mener? Il y a eu quand même quelques exemples de changement, de bonne transformation grâce au peuple sur cette planète, non?
L'anniversaire n'aura pas lieu
Ils allaient célébrer un petit anniversaire. Le 17 novembre, cela aurait fait deux mois. Deux mois qu'ils étaient là avec leurs tentes, leurs sacs de couchage. Ils se disaient bien que cela pouvait arriver. Le 14 novembre, à Oakland, la police avait déjà fait le coup. On avait évoqué la sécurité publique, la salubrité des lieux, les risques d'incendie... Les manifestants avaient même monté des cuisines de fortune. Il y avait eu trois décès. Cela devenait le chaos...
Dans la nuit du 14 au 15 novembre, des centaines de policiers leur ont demandé d'évacuer les lieux. Rapidement. Ce n'est pas bête de faire cela la nuit, vers une heure du matin. Il fallait y penser. Et le maire de New York, Michael Bloomberg, était là pour y penser. Dans la nuit, ils seraient sûrement moins vifs... Les journalistes seraient moins présents. Cela ferait certes moins d'histoire...
Le premier amendement de la Constitution américaine permet certes à chaque New-Yorkais de s'exprimer librement, mais il ne donne à personne le droit de dormir dans un parc ou de prendre possession d'un parc en excluant les autres citoyens.
Les policiers, dans leur droit, ont commencé à déloger les protestataires. Quelques manifestants se sont attachés à des arbres, pour être là un peu plus longtemps. Il n'y aurait pas eu de violence. Les manifestants ont décidé de ne pas s'opposer de façon brutale. Les policiers ont quand même arrêté 200 personnes. Certains manifestants ont dénoncé l'utilisation abusive de la force par les policiers. Les policiers ont démantelé les tentes, lancé beaucoup de choses à la poubelle et se sont servi du poivre de Cayenne. Le parc a été encerclé et les journalistes ont été interdits sur les lieux. Liberty Square a donc été immédiatement nettoyé. De grands jets d'eau bien puissants ont vite balayé les allées du parc et l'Histoire qui s'était mise à reprendre sa marche, sa danse folle. Tout sera bientôt très propre.
Hier matin, les manifestants ont obtenu une injonction pour pouvoir retourner sur les lieux. Mais les policiers leur refusent l'accès au parc. On a annoncé aux manifestants qu'ils pourraient bientôt retourner dans un Liberty Square tout propre, mais sans leur campement.
Hier en fin d'après-midi, un juge de la Cour suprême de l'État de New York a confirmé cette interdiction de camper dans Liberty Square. Si les manifestants sont retournés en chantant dans le parc, ils ne pourront plus y planter leur tente.
«Les manifestants auront, a dit le maire Bloomberg, à occuper l'espace avec la force de leurs arguments.» «Vous ne pouvez évincer une idée pour laquelle le temps de naître est venu», ont répondu les manifestants sur leur site. C'est là pour le moment qu'ils continuent vraiment à s'indigner. Parce qu'on les menace d'expulsion partout dans le monde.
À Toronto, au parc St. James, on distribue des avis d'évacuation, mais un juge a accordé hier une injonction aux indignés leur permettant de poursuivre leur occupation jusqu'à ce que la cour se penche sur les avis d'expulsion. À Halifax, à London, à Saskatoon, on a déjà nettoyé les villes dans les derniers jours. La Ville de Londres, elle, va devant les tribunaux pour avoir le droit de déblayer le parvis de la cathédrale Saint-Paul, qui avait fermé ses portes aux visiteurs, ce qui ne s'était jamais vu depuis la Seconde Guerre mondiale...