Ennemis intérieurs ou citoyens modèles?

Les musulmans forment aux États-Unis une petite minorité de trois à sept millions de personnes. Toujours confrontés à une certaine islamophobie, ils ne se sont pourtant jamais sentis, six ans après le 11-Septembre, si bien intégrés. Les politiciens, eux, continuent de les garder à distance.
L'un des porte-parole les plus médiatisés de la communauté musulmane aux États-Unis est non pas un homme, mais une femme: Edina Lekovic, directrice des communications du Muslim Public Affairs Council (MPAC), basé à Los Angeles et Washington, une organisation fondée en 1988 qui travaille à «l'intégration de l'islam au pluralisme américain». Elle intervient régulièrement, portant le foulard islamique, sur les ondes de CNN et de FoxNews pour faire contrepoids aux haut-parleurs de la droite antimusulmane.«Évidemment que les ponts demeurent fragiles», dit Mme Lekovic, jointe à Los Angeles. «On nous connaît mieux, on se méfie encore beaucoup.» Pour autant, elle fait le constat suivant: le 11-Septembre a fait ceci de bien qu'il a forcé les musulmans américains à sortir de leur coquille. «Les attentats ont agi comme catalyseur, ils nous ont réveillés: la communauté musulmane regardait vers l'intérieur, se souciait surtout de construire des mosquées et de renforcer ses institutions. L'horreur du 11-Septembre l'a forcée à prendre conscience qu'elle n'était pas aussi bien connectée à la société américaine qu'elle aurait dû l'être.»
Soixante-cinq pour cent des musulmans américains sont nés à l'étranger. Ils sont loin de former une communauté monolithique. Plusieurs sont arrivés à partir du milieu des années 1970, venus d'un peu partout: du Sud-Est asiatique, de l'Iran, de l'Afghanistan, des pays arabes, d'Europe, d'Afrique... 87 % des 1200 mosquées construites aux États-Unis l'ont été dans les 30 dernières années (la dynamique n'est guère différente au Québec). La progression de l'immigration, combinée à celle des conversions, ferait de l'islam le culte qui se développe le plus rapidement aux États-Unis.
Encore qu'il est difficile de savoir exactement combien sont les musulmans. La loi interdit, dans le recensement, de poser des questions sur l'appartenance religieuse.
Happés par le 11-Septembre, ces musulmans, jusque-là moins intéressés à s'investir politiquement qu'à se construire une vie tranquille au sein de la classe moyenne, sont devenus du jour au lendemain des terroristes potentiels. Les crimes haineux antimusulmans ont augmenté de plus de 1600 % dans l'année suivante. Cinq mille hommes ont alors été placés en détention préventive, 170 000 feront l'objet d'interrogations policières.
Plus de six ans plus tard, les musulmans ont, par un heureux retournement des choses, gagné en influence. «Le besoin d'engagement a crû exponentiellement, dit Mme Lekovic. La plupart des musulmans que je connais se sentent une responsabilité personnelle de changer les coeurs et les esprits.»
Ils ont marqué des points politiquement. En 2003, Masrur Javed Khan, d'origine pakistanaise, quitte son job bien payé de gestionnaire de projets pour une pétrolière texane afin de briguer un siège au conseil municipal de Houston. Il le remporte, ce qui constitue en soi un précédent historique, dans un district par ailleurs majoritairement latino. Aux législatives américaines de 2006, est élu le premier musulman au Congrès, le démocrate afro-américain Keith Ellison, représentant du Minnesota, qui prêtera serment sur le Coran plutôt que sur la Bible, non sans causer une commotion. En février 2007, le président George W. Bush nomme Zalmay Khalilzad, d'origine afghane, au poste d'ambassadeur américain aux Nations unies.
Famille, foi religieuse, libre entreprise... Ils avaient traditionnellement des affinités avec le conservatisme républicain. Les leaders communautaires musulmans avaient donné leur appui à Bush en 2000. Tout a changé avec l'invasion de l'Irak, déclenchée au printemps 2003, les musulmans entonnant le refrain antiguerre démocrate. Ils ont majoritairement penché pour John Kerry en 2004. «On s'attend à une participation record de l'électorat musulman cette année», affirme Mme Lekovic. Ce qui les place, pour la première fois, dans le même camp que les Noirs musulmans, descendants d'esclaves ou convertis, à la suite de Malcolm X, dans les années 1960.
Tout intégrés qu'ils se sentent, il reste que, selon une étude du réputé Pew Research Center de Washington, publiée en mai dernier, plus de la moitié des musulmans américains considèrent plus difficile de se revendiquer comme tel depuis les attentats du 11 septembre 2001. Il s'agit toujours, au premier chef, de déconstruire la tenace impression qu'ils sont une bande d'intégristes, dit Lekovic. «On nous reproche encore de ne pas dénoncer le terrorisme, alors qu'on le fait tous les jours, mais ça ne passe pas dans les médias. "Où sont les voix modérées?", nous demande-t-on, comme si ces voix modérées et séculières étaient minoritaires au sein de la communauté, alors que rien n'est plus éloigné de la vérité.»
Méfiance
Edina Lekovic, dont les parents sont monténégrins, en veut particulièrement aux républicains pour les amalgames auxquels ils continuent de se prêter au nom de la sécurité nationale. En cette année électorale, dit-elle, les réflexes antimusulmans resurgissent au moindre détour. C'est Tom Tancredo, brièvement candidat à l'investiture républicaine, qui, spéculant sur l'éventualité d'une attaque nucléaire terroriste en sol américain, a suggéré que les États-Unis bombardent La Mecque en représailles. C'est John McCain, candidat républicain de facto à la présidence, qui a déclaré que l'idée d'un musulman à la Maison-Blanche le rendrait «inconfortable». C'est un autre ancien candidat à l'investiture, Mitt Romney, qui a exclu d'emblée qu'un musulman fasse un jour partie de son gouvernement.
Barack Obama, candidat noir à l'investiture du Parti démocrate, a goûté de ces dérives à plusieurs reprises. Pas plus tard que la semaine dernière, la presse américaine s'est emparée d'un cliché diffusé par le site Web Drudge Report représentant M. Obama coiffé d'un turban kényan, lors d'un voyage effectué en 2006 au Kenya, dont son père est originaire. Selon le site, le document aurait été transmis aux médias par le camp Clinton, qui a démenti. Plusieurs rumeurs ont circulé ces derniers mois pour laisser entendre que M. Obama, dont le second prénom est Hussein, est de confession musulmane. Or, il est chrétien.
Dans les circonstances, et si sympathique que soit devenu le commun des musulmans américains aux démocrates, ni Barack Obama ni Hillary Clinton n'a accepté à ce jour de s'afficher publiquement avec eux en campagne. «Ils se tiennent à distance de la communauté, dit Mme Lekovic, parce qu'ils ont le sentiment qu'ils n'ont rien à gagner, et tout à perdre, dans un contexte où les perceptions restent faciles à déformer.»