En Thaïlande, un revers électoral de l’armée guidé par la colère et l’aspiration au changement

Dans une Thaïlande rompue aux coups d’État, le rejet massif des militaires au pouvoir qui s’est exprimé dimanche dans les urnes reflète la grande frustration de la population et son aspiration au changement après des décennies d’immobilisme, estiment des analystes interrogés par l’Agence France-Presse.
Arrivé au pouvoir en 2014 à la faveur d’un coup d’État militaire, le premier ministre sortant, Prayut Chan-O-Cha, a essuyé une sévère défaite aux législatives, qui ont propulsé en tête les deux partis d’opposition prodémocratie, le Move Forward Party (MFP) et Pheu Thai, qui se disent prêts à former une coalition.
Fragilisé par la stagnation d’une économie autrefois dynamique, la montée des inégalités et les atteintes aux libertés, le parti United Thai Nation, soutenu par la junte, n’a recueilli que 4,7 millions de votes dimanche, alors que son prédécesseur en avait récolté 8,4 en 2019.
Les électeurs « en ont assez des généraux » et d’un gouvernement « plus attentif aux intérêts des familles des oligarchies qu’à la volonté du peuple », indique Napon Jatusripitak, professeur de sciences politiques à l’institut singapourien ISEAS-Yusof Ishak.
La victoire surprise du MFP, arrivé en tête avec 14,1 millions de voix, s’appuie en partie sur la colère de la jeunesse thaïlandaise qui s’était exprimée dans les rues de Bangkok en 2020 et qui avait été réprimée à coups de gaz lacrymogènes et de balles en caoutchouc.
Cette mobilisation, qui avait ébranlé la classe politique thaïlandaise, réclamait la fin d’un système dominé par une élite issue de la monarchie, de l’armée ou des milieux d’affaires.
Le jeune chef du MFP, Pita Limjaroenrat, n’a d’ailleurs pas hésité à appeler à une « démilitarisation » en Thaïlande, une position iconoclaste dans un royaume structuré autour de l’armée, de la monarchie et de la religion.
Le parti promet aujourd’hui de remplacer la conscription, introduite il y a plus de 100 ans et imposée à tous les hommes de plus de 20 ans, par un service militaire volontaire.
« Nous voulons retirer l’armée de la politique thaïlandaise », avait déclaré à l’Agence France-Presse Pita Limjaroenrat en avril.
La tâche s’annonce ardue : l’armée possède une longue histoire d’interventions politiques dans la Thaïlande moderne, avec une dizaine de coups d’État fomentés depuis la fin de la monarchie absolue, en 1932.
Les militaires restent par ailleurs étroitement associés à la fabrique même du pouvoir dans le pays, relève Siripan Nogsuan Sawasdee, de l’université thaïlandaise de Chulalongkorn, soulignant que beaucoup de hauts responsables actuels de l’administration ont été nommés sous le mandat de la junte militaire entre 2014 et 2019.
« Ils ont essayé de s’installer eux-mêmes dans la Constitution, de s’institutionnaliser eux-mêmes, pour dissimuler la nature de leur pouvoir », assure l’experte.
« Fossé » au sein de l’armée
Les coups de boutoir du MFP contre l’armée ont toutefois révélé l’existence de divisions internes entre militaires, en fonction de leur grade.
« Il y a un grand fossé dans l’armée entre le soldat de base et les officiers, et Move Forward l’a mis au jour et exploité efficacement », assure l’analyste politique Thitinan Pongsudhirak.
À Bangkok, un quartier proche du Parlement et réputé très proche de l’armée a ainsi créé la surprise en votant majoritairement pour le MFP. « C’est un signe des temps », explique l’expert.
Porté par la vague orange — la couleur qui lui est associée —, le MFP a même réussi à distancer le parti Pheu Thai, du milliardaire et ancien premier ministre Thaksin Shinawatra, qui a pourtant dominé la vie politique pendant plus de 20 ans.
Selon les analystes, ce parti a payé son ambiguïté en restant très équivoque sur la possibilité de former une coalition avec le parti soutenu par la junte.
« Les électeurs peuvent faire la distinction entre un parti qui fait des jeux politiciens, comme Pheu Thai, et un parti qui a l’intention de changer la façon dont les choses se passent en Thaïlande », indique Napon Jatusripitak.