365 jours aux Philippines sous le spectre d’un nouveau Marcos

Il y a un an jour pour jour, le 9 mai, le fils du dictateur Ferdinand Marcos était porté au pouvoir. Dans cette série de trois textes, Le Devoir prend le pouls de la capitale des Philippines et du nord du pays. Aujourd’hui : comment Ferdinand « Bongbong » Marcos Junior a réussi à déjouer les pronostics sans totalement faire oublier le sombre passé de sa famille.
Le visiteur qui franchit la porte du Bantayog ng mga Bayani, littéralement le « Monument des héros » en tagalog, érigé au cœur du Grand Manille à la mémoire des victimes de la dictature de Ferdinand Marcos, est très vite gagné par le poids de la douleur, mais aussi par celui de… l’abandon.
Béton fissuré, place centrale recouverte de débris végétaux, bouquets de fleurs fanées laissés au pied du mur portant les noms de centaines de martyrs, le mémorial, à peine indiqué de l’extérieur, ne fait rien pour attirer les foules. Mais, un an après l’élection spectaculaire à la présidence de Ferdinand Marcos Junior, fils de l’ex-homme fort des Philippines, il est toujours là. À la surprise générale, y compris celle de la directrice des lieux.
« Comme vous pouvez l’imaginer, depuis des années, nous ne recevons pas beaucoup d’aide et vivons même dans la peur constante d’être délocalisés ou de disparaître, confie Cristina Rodriguez, assise dans un bureau tout aussi négligé, situé en arrière du monument central. Cela peut se produire n’importe quand, surtout depuis le retour de la famille Marcos au pouvoir ! Mais nous survivons, avec l’aide de dons privés, en espérant être, pour le moment, très loin dans les priorités du nouveau président. »

Une année vient de s’écouler depuis que les urnes ont accordé à « Bongbong » Marcos, surnom donné au fils du dictateur, son billet d’entrée au Malacañang, palais de la présidence, tenu d’une main de fer par son père, Ferdinand Marcos, après deux élections, en 1965 et en 1969, mais surtout pendant les quatorze années de sa dictature qui ont suivi la déclaration de la loi martiale en 1972.
Une période sombre marquée par au moins 3250 exécutions extrajudiciaires, 77 disparitions, 70 000 incarcérations d’opposants politiques et 35 000 cas de torture documentés, selon Amnesty International. Les années Marcos, ce sont aussi celles du pillage des richesses nationales par le dictateur et sa femme, Imelda, entrés il y a trois décennies dans le livre Guinness des records pour être à l’origine du « plus grand vol réalisé par un gouvernement » de l’histoire : 860,8 millions de dollars détournés, selon le bilan établi par le gouvernement des Philippines après la chute et l’exil du dictateur aux États-Unis en 1986.
Durant sa longue présidence, les mains de la famille dans les coffres de l’État auraient entraîné des pertes nationales évaluées entre 5 et 10 milliards de dollars, laissant forcément le souvenir du pire accompagner le retour au pouvoir de Marcos fils. Un pire que BBM, comme on l’appelle ici, semble avoir habilement conjuré, un an après avoir remis son clan à la tête de l’État.
« Je dois admettre qu’il fait mieux que ce qu’on aurait pu croire », résume,assise dans un café de la capitale des Philippines, Ellen Tordesillas, présidente de Vera Files, média en ligne indépendant critique des ambitions présidentielles de Marcos Junior tout comme des campagnes de désinformations déployées dans les dix années précédant sa victoire électorale par son équipe pour réécrire le passé et laver le nom de la famille auprès des électeurs. La stratégie a bien fonctionné. En mai 2022, BBM a été élu avec plus de 58 % des voix.

Elle ajoute : « En même temps, n’importe qui après Rodrigo Duterte [son prédécesseur], qui a été un des plus mauvais présidents des Philippines, ne peut que bien paraître, et ce, même en ne faisant pas grand-chose. Bien sûr, il reste un Marcos, qui ne peut pas faire autrement que d’être attaché à l’héritage de son père. Et c’est pour ça qu’il faut garder l’œil ouvert. »
Une confiance soutenue
Malgré les temps difficiles que traverse le pays, frappé lui aussi par la crise économique mondiale et la flambée des prix qui affecte le quotidien des plus démunis, la popularité du nouveau président reste à des sommets : 80 % des Philippins expriment toujours une confiance aveugle en lui et 78 % approuvent son travail au terme de sa première année au pouvoir, selon un coup de sonde de Pulse Asia lancée dans la population en mars dernier.
« Pour beaucoup de Philippins, cette nouvelle configuration du pouvoir fonctionne, résume le sociologue Jayeel Cornelio, rencontré à l’Ateneo de Manila University. Il donne l’impression de faire les bonnes choses pour eux et surtout de dire ce qu’il faut au bon moment », en réaffirmant, entre autres, dans les dernières semaines, la souveraineté du pays face aux intimidations grandissantes des pêcheurs et gardes-côtes philippins par les militaires chinois dans la mer qui sépare les deux pays ou encore en ouvrant la porte à l’importation d’oignons pour tenter d’enrayer l’envolée spectaculaire du prix de cet aliment de base, multiplié par 10 durant les derniers mois de 2022. On parle de ce légume, comme d’un « produit de luxe », depuis décembre dernier.

« Il joue aussi beaucoup sur la fatigue des Philippins devant la violence et l’animosité qui nourrit les débats publics », ajoute-t-il. Un climat que Marcos Junior et son équipe ont ironiquement contribué à alimenter par des campagnes coordonnées en ligne visant autant à effacer les traces du passé de son père qu’à dénigrer ses opposants politiques, à grands coups de mensonges, de désinformations et de réalités « alternatives », enchâssés dans des vidéos et des images faciles à diffuser sur les réseaux sociaux. « Marcos appelle aujourd’hui à l’unité et se pose en chef d’orchestre de ce grand rassemblement national, dit M. Cornelio. Et ce faisant, tout en réécrivant l’histoire, il fait en sorte que plus personne ne parle de responsabilité et d’imputabilité pour sa famille. »

Les Marcos sont toujours en litige avec l’État philippin à propos du paiement des taxes sur la succession du père, après le décès du dictateur. La facture s’élève aujourd’hui à plus de 203 milliards de pesos philippins (4,9 milliards de dollars canadiens), mais elle est toujours ignorée par la famille, 25 ans après une décision de la Cour suprême qui a rejeté tous les arguments des Marcos pour y échapper.
Un autre style
Loin de l’image de l’homme fort qu’a été son père, BBM cultive surtout depuis son arrivée au pouvoir celle d’un dirigeant affable, poli, calme et posé qui tranche avec le style de Rodrigo Duterte, populiste vulgaire et violent. Il se fait aussi le président de la diplomatie, parcourant le monde pour réaffirmer des alliances, avec l’Union européenne, le Japon ou les États-Unis, mais surtout pour redorer le nom des Marcos en se frottant à la légitimité des autres. Début mai, sa visite à la Maison-Blanche a été couverte avec passion par les médias d’État, tout comme sa présence à la cérémonie de couronnement du roi Charles III.
« Marcos a été un gouverneur absent durant son mandat [dans la province du nord du pays, entre 1998 et 2007], dit Karl Lenin Benigno, professeur de science politique à la Northwestern University de Laoag dans le nord du pays. Il est en train de devenir un président absent, plus actif à l’étranger que sur la scène locale, ce qui lui évite pour le moment de faire face à trop de critiques. »
« Après avoir trompé la population pour se faire élire, il cherche à faire la même chose avec le reste du monde en jouant encore beaucoup avec la réalité, avec le vrai et le faux, estime l’avocate Therese Zsa Raval-Torres, qui a été membre de l’équipe de campagne de Leni Robredo, qui a tenté d’éviter le retour d’un Marcos aux Philippines en se présentant contre BBM à la présidentielle de 2022. Mais comme toutes les illusions, celles qu’il a vendues vont être très difficiles à livrer et son rapport avec l’électorat, même s’il relève encore de la lune de miel actuellement, risque de devenir pour lui, avec le temps, de plus en plus problématique. »

Devant la tombe et le mémorial, quotidiennement lustré, du dictateur Ferdinand Marcos — dont le corps a été rapatrié en 2016 à Manille dans un exercice de réhabilitation du passé par l’ex-président Duterte —, Catherine, accompagnée de ses deux tantes, Rosaria et Conchita, n’avait que peu à dire sur le nouveau président, préférant surtout s’émouvoir sur la photo de jeunesse de l’ancien trônant désormais près de sa nouvelle sépulture. « Nous sommes de sa famille, du côté de sa mère [Josefa Edralin], a dit Rosaria, rencontrée au début du mois dans le Cimetière des héros, où la mémoire du dictateur est désormais honorée. Il était beau, n’est-ce pas ? »
« BBM n’est pas encore comme lui, a ajouté Catherine, en dissimulant un sourire timide derrière son masque, porté de manière sporadique désormais partout au pays. Mais il a encore plusieurs années devant lui pour y arriver. »
Demain : incursion dans le fief des Marcos pour éclairer la suite de la présidence du fils de l’ex-dictateur.
Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.