«La société de surveillance made in China», ou l’emprise du Milieu

La Chine compte plus de deux milliards de caméras de surveillance, soit la moitié de toutes celles déployées dans le monde.
Ng Han Guan Associated Press La Chine compte plus de deux milliards de caméras de surveillance, soit la moitié de toutes celles déployées dans le monde.

Big Brother vit à Pékin et surveille tous les Chinois, y compris ceux de Montréal et de Vancouver. Zhang Zhulin, lui, vit à Paris, d’où il examine et décortique ce système orwellien étendu à l’échelle planétaire.

Le journaliste du Courrier international suit à la trace l’actualité chinoise depuis des années pour les médias français. Il vient de publier une grande enquête intitulée La société de surveillance made in China (éditions de l’Aube), sur la censure généralisée sous le régime dictatorial de Xi Jinping, qui étend sa surveillance jusque dans les communautés de la diaspora.

M. Zhang connaît évidemment les récentes informations concernant la prétendue ingérence chinoise dans les élections canadiennes, tout comme la présence active de postes de police clandestins pour espionner les communautés d’origine chinoise en Colombie-Britannique, en Ontario et dans la région montréalaise. Et bannir l’usage du réseau social TikTok par les fonctionnaires et élus canadiens et québécois lui semble pour le moins raisonnable et prudent.

« Ce qu’on apprend de la surveillance par la Chine au Canada ne me surprend pas, dit le journaliste en entrevue. Pékin veut contrôler tout et pense pouvoir y arriver. C’est très pénible pour les Chinois à l’étranger, qui sont constamment surveillés pour ne pas nuire à l’image de la Chine. Ils ont peur de s’exprimer. Même dans un groupe WhatsApp privé, ils n’osent pas parler ouvertement de politique ; ils craignent d’être convoqués par la police. »

Le reporter émigré en France au début du siècle raconte qu’un de ses amis chinois a dîné l’année dernière, dans un restaurant de sa communauté à Paris, avec une sinologue de l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO). Leur conversation portait sur la politique en Chine quand son ami s’est rendu compte qu’un autre client du restaurant les filmait avec son téléphone. « C’est effrayant ! On est surveillés partout. »

Le pays le plus sûr

La grande enquête du livre multiplie les anecdotes, les rencontres et les témoignages qui éclairent cette réalité quotidienne faite de flicage, de pistage, de menaces, d’arrestations. Le travail patient et attentif expose aussi les sentiments complexes et ambigus suscités par cette tutelle incessante chez les individus de la Chine continentale comme ceux d’outre-mer.

L’idée que la Chine est « le pays le plus sûr du monde » traverse la démonstration comme un leitmotiv. Pékin en fait son mot d’ordre en l’appuyant sur un patriotisme constant. Les réseaux sociaux et les médias le reprennent et le dispersent, y compris en exacerbant les problèmes d’insécurité ailleurs dans le monde. Les communautés biberonnent à la propagande et la régurgitent à leur tour partout.

Le contrat social stipule que la population accepte d’être surveillée en échange de la sécurité et de la paix nationale. La réalité cache plutôt une situation paradoxale : les citoyens du pays supposément le plus sûr au monde vivent avec la peur au ventre en craignant constamment de se faire arraisonner à la moindre incartade.

Toute voix discordante est donc muselée. Le livre cite la triste histoire du docteur Li Wenliang, l’un des lanceurs d’alerte sur le coronavirus, maltraité par les autorités, accusé d’avoir menti, décédé le 6 février 2020. Sa phrase « Une société saine ne devrait pas avoir qu’une seule voix » est ensuite devenue « une devise nationale, dangereuse aux yeux du régime », écrit M. Zhang. Il ajoute en entrevue que depuis une décennie, sous l’ère de Xi Jinping, la critique est devenue quasiment impossible, même pour la diaspora.

Un technototalitarisme

« Le parti contrôle tout. » La célèbre formule de Mao s’applique maintenant avec des capacités décuplées par les technologies de surveillance. La pandémie a donné un nouveau tour de manivelle à la mécanique faite pour surveiller et punir. L’Empire du Milieu compte plus de deux milliards de caméras de surveillance, soit la moitié de toutes celles déployées dans le monde. L’oeil de ce Big Brother voit tout, même dans les zones rurales reculées.

Le système kējì qiángguó, décrivant l’alliance de la technologie et de la puissance, repose sur la collecte de données personnelles permises par l’absence de lois protégeant la vie privée. La reconnaissance faciale permet maintenant « d’identifier en temps réel, avec exactitude, l’habillement, le sexe et même l’âge d’un passant, sans oublier le modèle de sa voiture », résume le livre. Il fournit des données pour la seule ville de Jinan : 6000 piétons et vélos ont brûlé un feu rouge en mai 2017 ; trois millions de visages captés trois mois plus tard pendant un festival de la bière ont permis d’arrêter « 25 criminels fugitifs et 19 toxicomanes ».

Tout un système de conditionnement stimule la soumission volontaire de la population. La propagande se poursuit de la maternelle à l’université. « Les enfants de mes amis en Chine sont encouragés par les enseignants à dénoncer leurs camarades, dit M. Zhang. Ça devient la normalité, alors que pour mes amis français, c’est une catastrophe innommable. »

Les médias restent à la solde du gouvernement, annoncent les points de vue du Parti communiste, empirent les reportages sur les catastrophes et les troubles dans les démocraties. « La censure s’exerce jusqu’au trognon, écrit le reporter, même les programmes de divertissement ne peuvent y échapper. »

Novlangue et propagande

Tout devient matière à soupçon et à propagande. Le livre donne l’exemple des paroles d’une simple chanson populaire datant de 1992, de l’artiste taïwanais Zheng Zhihua, modifiées par une interprète chinoise 40 ans plus tard pour remplacer un ciel décrit dans la version originale comme « menaçant » par un ciel « ensoleillé ». Le diable se cache dans ces chinoiseries. La censure maquille en fait des ratés du système de croissance économique exponentielle sur tout le territoire, des écarts de richesse jusqu’aux destructions urbaines ou environnementales.

La novlangue se propage aussi comme un virus ; la Chine amplifie sa nature orwellienne. La connaissance fine de la langue et de la culture de son pays d’origine permet à Zheng Zhulin de décortiquer les discours officiels, qui ne cessent de détourner la signification des mots comme « moralité », « démocratie » ou « liberté ».

« On est dans 1984, dans une corruption du langage, dit le journaliste et essayiste. Depuis quelques années, des groupes de chercheurs officiels essaient de réinterpréter ces thèmes universels. Je suis très pessimiste pour l’avenir de la Chine. Pour moi, il n’y a aucune possibilité de transformer le régime autoritaire actuel en un système démocratique. Les Chinois ne peuvent plus rien cacher. Même les Chinois à l’étranger sont surveillés, y compris leurs conversations privées. »

Les tribulations d’un journaliste chinois à Paris

Zhang Zhulin est une drôle de bibitte, comme on dit par ici. Né en Chine, dans la province côtière du Fujian, il est arrivé à Paris pour y maîtriser le français et y travailler comme journaliste pour des médias français. On peut lire depuis des années ses enquêtes dans différents médias du Groupe Le Monde, dont Le Courrier international, pour lequel il suit l’actualité chinoise.

« Comme tous les Chinois, raconte-t-il, je pensais qu’avec un bon diplôme, on pouvait facilement se trouver du travail. J’ai refait mes études de journalisme à l’Institut français de presse. Après, j’ai trouvé le travail de rédacteur au Courrier international. Je fais une revue de la presse chinoise, je sélectionne des papiers à traduire. » Il refuse toutefois de trop s’étendre en entrevue sur ses années en Chine pour des raisons évidentes de sécurité de ses proches.

Son livre La société de surveillance made in China s’appuie sur du travail de terrain réalisé pendant des années. La démonstration est claire, limpide, imparable. Elle se fait avec des rencontres troublantes et éclairantes racontées au « je », dans la plus belle tradition du grand reportage, sauf que celui-ci ne pouvait être réalisé que par lui et quelques autres rares spécimens en Occident. L’ancienne reporter du Globe and Mail Jan Wong, par exemple, s’appuyait aussi sur sa situation — disons, biculturelle — pour couvrir du point de vue occidental le monde chinois. Quelques collègues du New York Times possèdent également cet avantage.

« C’est peut-être plus facile au New York Times, je ne sais pas, dit M. Zhang. Les Américains sont peut-être plus ouverts. En France, quelqu’un comme moi qui travaille dans la presse française, c’est très rare, et ce n’est pas une situation facile. Les attaques peuvent venir de deux côtés. La Chine ou des Chinois de France trouvent que je critique et que je trompe mon pays d’origine. Évidemment, je ne fais pas de la propagande. J’ai la nationalité française maintenant et, pourtant, des Français doutent de ma sincérité, pensent que j’ai des arrière-pensées quand je fais mon métier. »



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