Taïwan apprend timidement à cohabiter avec la COVID-19

Le port du masque reste toujours généralisé dans les rues de Taipei, y compris sur le visage des nombreux conducteurs de moto et de mobylette qui pourtant, depuis le 25 juillet dernier, n’ont plus l’obligation de le mettre. 
Photo: Chiang Ying-ying Associated Press Le port du masque reste toujours généralisé dans les rues de Taipei, y compris sur le visage des nombreux conducteurs de moto et de mobylette qui pourtant, depuis le 25 juillet dernier, n’ont plus l’obligation de le mettre. 

Quand Viviane Liang, propriétaire d’une petite épicerie de la très populaire rue Yong Kang, au cœur de la capitale taïwanaise, Taipei, contemple son voisinage, elle se désole parfois un peu.

« Autour, il y a au moins 30 à 40 magasins qui ont fermé dans les derniers mois ou qui ont été relocalisés dans la ville », laisse tomber la jeune femme au milieu de ses étalages de biscuits au thé vert et de friandises aux graines de sésame. « Ici, c’est une rue touristique courue par les Japonais, les Coréens, les Occidentaux, qui ne sont plus au rendez-vous depuis plus de deux ans. Le tourisme intérieur n’est pas suffisant pour nous aider à revenir à la normale. Taïwan cherche désormais à apprendre à coexister avec le coronavirus, comme le fait le reste du monde. Mais cela ne va pas encore assez vite. »

Près de six mois après avoir officiellement modifié son approche face à la pandémie pour sortir de la politique du zéro COVID encore largement appliquée par la Chine voisine, pour embrasser une nouvelle normalité de cohabitation avec le virus partagée par un grand nombre de pays occidentaux, Taïwan semble encore loin d’avoir trouvé son point d’équilibre.

« Quand on arrive à l’aéroport Taoyuan de Taipei, on le voit très bien », laisse tomber le jeune politicien Vincent Chao, revenu de Washington en juillet dernier après avoir participé à une rencontre sur la sécurité internationale. « On a l’impression d’entrer dans une scène du film Resident Evil », qui raconte un monde apeuré cherchant à se protéger d’un virus qui transforme les humains en zombies.

« En sortant de l’avion, on est encore attendu par une armée de personnes en vêtements de protection qui vous envoient en quarantaine fermée pendant trois jours, suivie de quatre jours de quarantaine autosurveillée », et ce, que le voyageur — taïwanais ou étranger — soit totalement vacciné ou pas, ajoute le candidat aux prochaines élections municipales de Taipei, assis devant un thé glacé dans son bureau de campagne de la capitale taïwanaise.

Un accueil peu propice à faire revenir les touristes et autres visiteurs, dont le nombre est toujours limité par décret à seulement 40 000 entrées par semaine sur le territoire de Taïwan.

Prudence

 

La transition annoncée en mars dernier par le gouvernement semble se jouer en effet dans la plus grande prudence. Malgré la chaleur accablante et humide de l’été, le port du masque reste toujours généralisé dans les rues de Taipei, y compris sur le visage des nombreux conducteurs de moto et de mobylettes qui pourtant, depuis le 25 juillet dernier, n’ont plus l’obligation de le mettre. La règle s’applique également aux ouvriers travaillant à l’extérieur, où le relâchement est, là, un peu plus visible.

« Taïwan a été le premier pays à avertir l’OMS de l’existence de cette pandémie en janvier 2020 », analyse Ying-Hen Hsieh, épidémiologiste et spécialiste en santé publique à la China Medical University, rencontré à Taichung, au centre de l’île. « On a aussi été le premier à implanter un contrôle strict à la frontière à la même époque, mais on est encore un des derniers pays à lever les restrictions, sans doute un peu plus pour des raisons politiques que scientifiques. »

Au compteur, le nombre de cas de contamination à Omicron, à l’origine d’une éclosion ce printemps, diminue pourtant sans cesse depuis son sommet du 27 mai dernier, alors qu’environ 95 000 cas quotidiens ont été rapportés par les Taïwan Centers for Disease Control (CDC). Un peu plus de deux mois plus tard, le 1er août, il n’y en avait plus que 16 600, dont à peine 232 provenant de l’extérieur du pays, selon les autorités de santé publique.

Avec une population largement vaccinée — plus de 70 % des 23 millions de Taïwanais ont reçu trois doses à ce jour —, le taux de mortalité lié à la maladie reste également très bas, à 34,4 décès par 100 000 habitants depuis le début de la pandémie, soit cinq fois moins que le taux enregistré au Québec. Environ 14 millions de Taïwanais ont été exposés à la maladie en deux ans et demi. C’est plus de la moitié de la population.

Entre peur et politique

 

« Il est temps de lever les restrictions pour revenir à la normale, laisse tomber Tu Yen Ching, un résident de Taichung dans la jeune soixantaine rencontré sur le chemin de la gare. Mais les CDC semblent réticents à le faire parce que les gens ont encore peur de la maladie, particulièrement les personnes âgées. »

Le sentiment d’inquiétude semble également être amplifié dans les régions de l’île qui votent surtout pour les partis conservateurs plus prochinois — Taichung en fait partie — que pour le camp vert des partis nationalistes et indépendantistes actuellement au pouvoir, et qui préfèrent croire davantage à la doctrine chinoise face à la COVID-19 qu’à celle adoptée désormais par un grand nombre de pays occidentaux.

Et bien sûr, cette réalité politique teinte la timidité avec laquelle les CDC et le Parti démocrate-progressiste (le Minjindang, comme on dit ici) au pouvoir pilotent la transition en cours, à la veille de plusieurs échéances électorales à Taïwan, toujours cruciales sur ce territoire autonome et démocratique revendiqué de manière toujours plus menaçante par la Chine.

« Notre ouverture a été plus lente que pour le reste du monde et la contagion reste encore élevée et toujours en retard sur d’autres pays. Nous devons donc rester encore prudents, dit Chuang Jen Hsiang, directeur général adjoint des Taïwan Centers for Disease Control, en entrevue dans les bureaux de l’institution à Taipei. Si nous relâchons les règles trop vite, le taux de mortalité risque de grimper, particulièrement en raison d’une population âgée au sein de laquelle près du quart refuse encore la [pleine] vaccination. »

Quelque 80 % des 75 ans et plus ont reçu une première dose, mais environ 75 % se sont présentés pour la deuxième puis la troisième dose. Et ce, malgré des incitatifs financiers visant à faire augmenter leur couverture vaccinale et permettre ainsi au reste de la population de souffler un peu.

La peur du vaccin, tout comme un esprit de contradiction et de contestation qui se développe avec le temps dans cette frange de la population, peut en partie expliquer cette mathématique.

 

Nouvelle vague

« Nous cherchons une manière d’ouvrir les frontières et d’alléger les restrictions », ajoute le fonctionnaire, en assurant que c’est bien la science plutôt que la politique qui guide les recommandations des CDC taïwanais. « Mais parallèlement, nous allons aussi devoir composer avec une nouvelle vague, attendue vers la fin du mois d’août ou septembre prochain, et ce, en raison de l’apparition récente sur notre territoire des sous-variants d’Omicron BA.4 et BA.5, plus contagieux. » L’éclosion de mai dernier a surtout été causée par le BA.2.

« C’est très frustrant. Tant pour moi, qui, depuis mai 2020, appelle à lever les restrictions pour apprendre à vivre avec le virus, que pour la majorité de la population qui se conforme aux règles sans se plaindre, pour des raisons culturelles », dit Ying-Hen Hsieh. Dans les pays asiatiques, généralement, le sens du groupe reste toujours plus important que l’affirmation de l’individualité. « Taïwan est pourtant en bonne posture pour franchir cette nouvelle étape, car le niveau de contamination est certes élevé, mais les cas sévères de la maladie et les décès restent finalement très bas. »

Il ajoute : « Le principal problème, c’est que lorsqu’on retire un cadre restrictif, cela devient plus compliqué à remettre en place au moment opportun, soit quand de nouvelles éclosions apparaissent, ce qui va forcément se produire à plusieurs reprises dans les prochaines années encore. »

Dans son commerce d’électronique et d’appareils photo de la vieille ville de Taipei, Huang Yung Wie, lui, serait prêt à vivre immédiatement avec cette réalité ; il a perdu plus de 80 % de sa clientèle depuis le début de la pandémie.

« La nouvelle approche du gouvernement et le recul des infections dans les dernières semaines font revenir doucement les clients, laisse-t-il tomber. Mais on est encore loin de la normale. Pour y arriver, les politiques, c’est bien, mais il faut aussi apprendre à vivre sans la peur du virus. C’est pour ça que l’on s’est fait vacciner, non ? Mais c’est encore, pour plusieurs, difficile à comprendre. »

Avec Alisa Chih Yun Chen

 

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.

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