Dans la foulée de l’invasion de l’Ukraine, Taiwan se prépare à une attaque chinoise
Le pas était décidé, mais l’arrêt a été soudain. Lundi après-midi, Tseng Yu-Chen a dû freiner son élan à la sortie de la station de métro Yongchun, dans l’est de la capitale taiwanaise, Taipei, à la vue du policier en faction empêchant les voyageurs de poursuivre leur chemin. Puis elle a décidé de s’asseoir sur les marches pour attendre.
Dehors, depuis quelques minutes, le temps donnait l’impression de s’être arrêté, avec des trottoirs entièrement désertés par leurs piétons et, surtout, un boulevard d’ordinaire encombré par les voitures et scooters et sur lequel la circulation a, d’un seul coup, complètement disparu.
« J’ai appris par hasard hier qu’il allait y avoir un exercice de protection civile aujourd’hui. Je ne me souvenais plus de l’heure », a dit en souriant la jeune fille dans la vingtaine, tout en s’allumant une cigarette pour passer le temps. « Cette année, on a l’air de prendre la chose un peu plus au sérieux que par le passé. Et ce n’est peut-être pas plus mal. La Chine n’est pas très loin de nous, juste de l’autre côté du détroit, et elle n’a jamais été aussi menaçante. »
Des sirènes hurlant dans la ville, des policiers sifflant pour forcer les passants à accélérer le pas pour se mettre à couvert chez eux ou dans l’un des nombreux abris antiaériens prévus par le gouvernement sur l’ensemble du territoire taiwanais…
Lundi après-midi, Taipei s’est transformée instantanément en ville déserte, pour 30 minutes, à l’occasion du Wan An, un exercice de préparation à une attaque aérienne qui se joue annuellement dans tout Taiwan. L’île asiatique vit depuis des années sous la menace d’une attaque de la Chine qui revendique sa souveraineté sur ce territoire autonome et démocratique de 23 millions d’habitants.
Et l’exercice, souvent abordé avec légèreté par les Taiwanais depuis sa naissance il y a 45 ans, a pris, cinq mois après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, une tout autre envergure.
« Il s’agit certainement de l’exercice le plus important de notre histoire, dit en entrevue au Devoir Hsien-Sen Lin, directeur du Département de l’Institut des sciences politiques à la National Taiwan Normal University. C’est une manière de renforcer notre prise de conscience sur la situation géopolitique actuelle, mais aussi de mesurer l’efficacité de notre filet de sécurité intérieure. L’invasion russe de l’Ukraine a changé les perspectives. Le gouvernement taiwanais craint qu’elle ne renforce aussi les intentions de la Chine d’envahir également Taiwan. »
Amorcée dans le nord du pays lundi, la simulation grandeur nature d’une attaque aérienne par la Chine, située à moins de 126 km de l’île principale de Taiwan, va se tenir également au centre du territoire mardi, puis au sud dans le courant de la semaine. Elle s’accompagne de manoeuvres militaires qui ont débuté en juin dernier pour se poursuivre jusqu’à la fin de l’été.
« La préoccupation face à une attaque de Taiwan par la Chine est de plus en plus perceptible autour de moi depuis le commencement de la guerre en Ukraine, résume Carl Pelletier, Taiwanais d’origine québécoise rencontré samedi dernier dans la région de Kaohsiung, dans le sud de l’île. Plusieurs ont l’impression que nous allons être les prochains à subir l’attaque d’un régime autoritaire. Et dans ce contexte, l’idée de se préparer à une guerre devient désormais de plus en plus tangible. »
En effet, Xi Jinping, président chinois, a durci le ton dans les dernières années face à Taiwan, et multiplie les attaques verbales contre l’administration actuelle de la présidente Tsai Ing-wen. Elle a été élue en 2016 sous la bannière du Parti démocrate progressiste (le DPP, comme on dit ici) qui considère que Taiwan est un État indépendant et souverain.
Entre espoir et crainte
« La souveraineté de Taiwan est une évidence », dit Wong Ang, entouré d’amis retraités joueurs de xiangqi — jeu d’échecs chinois — et croisé dans un parc inondé par l’humidité dense et la chaleur estivale, samedi dernier à Taichung, sur la côte ouest de l’île. « La Chine peut essayer de nous envahir. Mais nous n’avons pas peur. Nous sommes un pays fort avec le soutien de la communauté internationale. Et puis, ce n’est pas éthique d’envahir un petit pays comme le nôtre. »
« La Chine va le faire malgré tout, pense toutefois Wang Tai-Yu, septuagénaire venu vendre ses papayes dans un marché de la petite ville portuaire de Tainan. C’est désolant de penser à ça, parce que tout ce que l’on demande ici, c’est de vivre en paix, comme nous le faisons depuis toujours. Mais nous n’avons plus le choix de nous préparer à ça. »
Le directeur de la CIA, Bill Burns, tend d’ailleurs à lui donner raison. La semaine dernière, à l’occasion du Forum sur la sécurité d’Aspen, il a affirmé que la guerre en Ukraine et l’impossibilité pour la Russie de faire tomber la capitale de l’ex-république soviétique n’avaient pas refroidi les envies de Xi Jinping d’affirmer le contrôle de la Chine sur Taiwan. Et d’empêcher cette jeune démocratie de poursuivre son développement à quelques encablures à peine des côtes chinoises.
Vu de la capitale, Taipei, les scénarios sont nombreux, allant d’un geste fort que le dirigeant autocratique chinois pourrait faire en imposant sa présence sur l’île dès l’automne prochain, dans la foulée de l’important congrès national que le Parti communiste chinois va tenir en novembre, à une intervention militaire qui pourrait se jouer à partir de 2027, lorsque l’armée chinoise aura suffisamment avancé son processus de modernisation, toujours en cours. Et ce, pour éviter de s’embourber dans un conflit, comme la Russie le fait actuellement en Ukraine.
« Depuis le renversement de la démocratie à Hong Kong, en 2019, puis maintenant avec l’Ukraine, la menace chinoise sur Taiwan devient un peu plus sérieuse, dit la jeune militante politique Lee Tzu Tung, rencontrée quelques heures avant le début du Wan An, lundi, dans un café de Taipei, et ce, même si nous ne sommes pas encore complètement éveillés face à quelque chose qui devient de moins en moins hypothétique. Taiwan est un peu comme la grenouille dans l’eau qui monte en température. Alors, c’est une bonne nouvelle de voir que nous cherchons un peu mieux à nous préparer et à sortir de l’eau avant qu’il ne soit trop tard. »
Se préparer au pire
La semaine dernière, lors d’un point de presse tenu dans le quartier de Kuangchu, dans l’est de la ville, la mairesse adjointe de Taipei, Huang Sha-Shan, a rappelé que la capitale allait être la première cible d’une attaque et a invité les citoyens à repérer l’abri le plus proche de chez eux. Les stations de métro en font partie.
Actuellement, le territoire taiwanais en compte près de 105 000, selon l’agence de presse officielle du gouvernement taiwanais, la Central News Agency (CNA), soit assez pour protéger 86 millions d’individus, c’est-à-dire plus de trois fois la population actuelle de l’île.
En mars dernier, Taiwan a également renforcé un autre exercice de mobilisation et de sauvetage de la défense nationale, le Min An, tenu annuellement pour préparer les services d’urgence en cas de grandes catastrophes naturelles, et ce, en lui ajoutant désormais un volet portant sur une catastrophe causée par une guerre.
« Le Wan An vient rappeler à la population qu’une attaque par les airs de Taiwan est désormais possible, même si elle reste complexe à mettre en place pour la Chine, dit Lin Cheng-yi, chercheur spécialiste de la sécurité à l’Academia Sinica de Taipei. Elle indique aussi que notre défense nationale ne peut pas seulement reposer sur le gouvernement, et que la défense civile tout comme la défense psychologique des citoyens jouent également un rôle important dans la sécurité de Taiwan. »
À l’entrée de la bouche de métro, Tseng Yu-Chen, elle, savait que l’exercice de préparation venait surtout de lui voler, lundi, 30 minutes de sa journée, mais elle a préféré rester philosophe. « C’est une journée sérieuse, mais pas inquiétante », a-t-elle dit, tout en attendant, comme plusieurs autres Taiwanais autour d’elle, le son des sirènes de 14 h accompagné d’un message d’alerte du gouvernement sur son téléphone, annonçant la fin de l’exercice. « La menace chinoise devient un peu plus réelle. Mais si la guerre, elle, le devient aussi, cela va être pour nous bien pire à vivre qu’aujourd’hui. »
Avec la collaboration d’Alisa Chih Yun Chen
Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.