

Élections en Inde: les fermiers entre suicide et enchantement
Quarante d’entre eux mettent fin à leur vie chaque jour.
Durant son premier mandat, le gouvernement de Narendra Modi a échoué à freiner l’épidémie de suicides chez les fermiers, dont 40 mettent fin à leur vie chaque jour. Au Vidarbha, plusieurs paysans se raccrochent encore aux promesses d’avenir meilleur du premier ministre sortant.
On a retrouvé le corps de Dhanraj Navhate deux semaines avant l’élection dans un trou qu’il avait creusé sur sa terre pour y installer un puits. Avant d’ingurgiter de l’insecticide, le fermier criblé de dettes avait pris soin d’écrire une lettre expliquant les raisons de son geste. Il y accusait explicitement l’administration du premier ministre Narendra Modi de l’avoir poussé au bord du gouffre. « Honte au gouvernement. Le Parti du Congrès, lui, s’occupait de chacun de nous. »
Durant ses 52 années de vie, Dhanraj Navhate en avait connu des misères, comme tous les fermiers du Vidarbha, cette région agricole du Maharashtra sujette aux aléas de la nature, devenue l’épicentre d’une vague de suicides. Mais au cours des derniers mois, tout avait convergé pour rendre la vie de Dhanraj impossible.
La dernière récolte de coton sur sa terre de quatre acres et demie avait été dévastée par la vermine. La précédente n’avait pas été bonne non plus. Sans revenu, il ne pouvait espérer repayer l’emprunt qu’il avait contracté pour acheter les semences.
Seul le programme gouvernemental d’effacement de la dette des fermiers aurait pu lui permettre de repartir à zéro. Or, il n’avait pu en voir la couleur, le long et ardu système bureaucratique indien n’ayant toujours pas réalisé le transfert à son nom des titres de propriété de terres détenues par sa mère aujourd’hui décédée.
Puis, il y a deux mois, un événement qui aurait dû être heureux est venu ajouter à son fardeau. Sa fille cadette a dû subir d’urgence une césarienne pour donner naissance dans un hôpital privé.
Afin de trouver l’argent nécessaire pour l’opération, M. Navhate a dû contracter un autre emprunt, cette fois auprès d’un usurier pratiquant des taux d’intérêt très élevés.
Avec le temps des semences qui approchait, Dhanraj Navhate allait devoir solliciter de nouveau les banques pour obtenir un crédit. Mais vu son historique de mauvais payeur, ses chances de succès étaient pratiquement inexistantes. L’insecticide lui a semblé la meilleure solution. Quitte à laisser sa femme et leur fils de 19 ans se dépêtrer avec sa succession.
Assis sur le lit de son défunt frère, Suresh Navhate raconte les déboires de son cadet, dont le portrait trône sur un mur de la modeste maisonnette depuis sa mort. Suresh aussi est ressorti endetté de la dernière récolte. Mais il garde l’espoir que le gouvernement vienne éponger son dû auprès des banques. Comme l’année dernière. « Sinon, je ne vois pas comment je pourrai repayer. »
C’est d’ailleurs pourquoi, en dépit des accusations de son frère à l’encontre du parti au pouvoir, il comptait tout de même voter pour le BJP lorsque Le Devoir l’a rencontré mardi, deux jours avant le scrutin. « [Narendra Modi] est un bon leader. Il a dit qu’il allait aider les fermiers et annuler nos dettes. »
Peu avant la mort de son frère, Suresh a vu apparaître dans son compte bancaire 2000 roupies (40 $) sans qu’il ait eu à remplir de formulaire pour les obtenir. C’était le premier de trois versements d’une aide annuelle que le gouvernement a décrétée pour les fermiers peu avant le déclenchement des élections. En raison de l’impasse bureaucratique dans laquelle Dhanraj était embourbé, il n’avait quant à lui pas eu droit à ce montant.
À quelques dizaines de kilomètres de la maison de Dhanraj Navhate, dans le village de Dabhadi, les avis sont partagés quant à savoir si Narendra Modi a tenu les promesses faites lors l’élection précédente.
En mars 2014, en pleine campagne, c’est dans cette localité de 3000 âmes que l’aspirant premier ministre s’était rendu pour un événement baptisé « Discussion autour d’un thé avec des paysans ».
Durant cette rencontre, il avait notamment promis de faire passer la marge de profit des fermiers à 50 % de leur coût de production, d’augmenter les prix minimums d’achat par l’État des différentes récoltes et d’améliorer les infrastructures de micro-irrigation afin que les cultivateurs ne soient plus à la merci des humeurs de la mousson.
Aucune de ces promesses n’a été remplie dans son entièreté et les suicides ont continué au Vidarbha comme ailleurs à travers le pays.
À Dabhadi, toutefois — où on n’a recensé qu’un seul suicide depuis la dernière élection, contre 28 les années précédentes —, le taux de satisfaction à l’égard du gouvernement semble directement lié à la hauteur des bénéfices personnellement obtenus et au niveau d’endettement de chacun.
Jiwan Ade, par exemple, n’a que de bons mots pour le premier ministre. « Avant, il n’y avait aucun développement ici. Modiji a dit que tout serait fait, et regardez maintenant nos routes neuves et notre nouvelle tour d’eau !
Il a aussi fait passer le prix d’achat du coton de 5000 à 7000 roupies par 100 kg, et celui du soja de 2700 à 3700 roupies », lance avec enthousiasme le fermier de 46 ans, qui a déjà vu ses dettes effacées grâce au programme gouvernemental. « Il n’a peut-être pas doublé nos revenus, mais il y a eu une amélioration », ajoute-t-il.
Datta Wasnik, de son côté, est dans une moins bonne posture. Ses dettes ont été effacées de l’ardoise l’an dernier, mais pas cette année. «[Le gouvernement précédent] aussi effaçait les dettes, ce n’est rien de nouveau», souligne-t-il.
Son amertume perceptible à l’égard du gouvernement sortant vient aussi du fait qu’il a perdu à la loterie du développement : sur les 50 fermiers du village qui ont demandé cette année une aide pour irriguer leur terre, seuls 8 ont été pigés. Et il n’en faisait pas partie.
Quarante d’entre eux mettent fin à leur vie chaque jour.
Le populiste Modi est en bonne posture, malgré son incapacité à remplir ses promesses de création d’emplois.
Le parti de Modi a contribué à exacerber les clivages religieux.