Négligence virale

Chaque matin en se rendant à l’Université Ashoka où il enseigne, Gilles Vernier passe à côté de la décharge à ciel ouvert de Bhalswa Landfill, au nord de Delhi. La scène est apocalyptique. Cette montagne de détritus reçoit chaque jour le tiers des 9000 tonnes de déchets non recyclés et non traités collectés dans la capitale, ville de quelque 20 millions d’habitants. Créé il y a 20 ans, cet Everest de déchets est aujourd’hui le point d’altitude le plus élevé de Delhi après les dépotoirs de Ghazipur, à l’est, et de la zone industrielle d’Okhla, au sud. Les niveaux de pollution des sols et d’émission de gaz toxiques y sont épouvantables.
Au pied de la montagne coule un canal, rempli d’un magma épais, luisant et noir, se déversant directement dans la Yamuna, le grand fleuve qui traverse la capitale et qui va se jeter dans le Gange. « La nuit, la montagne brille d’un halo jaune et brun, du fait des feux provoqués par les quelque 500 familles vivant de la récupération des métaux et matériaux de construction, dit M. Vernier. Bhalswa illustre bien l’incapacité des pouvoirs publics à penser les conséquences d’une urbanisation rapide et non maîtrisée. »
Du sol à l’eau et à l’air, l’Inde émergente (1,25 milliard d’habitants) fait face à une catastrophe environnementale qui n’a pas fini de prendre de l’ampleur. Si la Yamuna, là où elle traverse Delhi, est le segment de rivière le plus pollué du sous-continent, la situation n’est guère plus encourageante dans le reste du pays. Les villes investissent très peu dans la construction d’usines de traitement des eaux usées, préférant laisser au marché, celui des embouteilleurs comme Pepsi et Coca Cola, le soin de fournir leur eau potable aux Indiens qui ont les moyens de s’en procurer, ce qui n’est pas le cas pour des centaines de millions d’Indiens. Peu gâtée en réserves d’eau douce, l’Inde est en train de vider ses nappes phréatiques. Entré dans une phase de forte croissance démographique et économique, le pays est coincé entre une consommation qui ne cesse d’augmenter et des réserves qui diminuent.
Sans compter l’« airpocalypse ». Les études répètent depuis un an que l’air de Delhi est maintenant plus pollué que celui de Pékin. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a établi que treize des vingt villes les plus polluées au monde étaient indiennes. À elle seule, la pollution de l’air tue en Inde 630 000 personnes par année. Les efforts faits dans la capitale au début des années 2000 pour améliorer la qualité de l’air ont été annulés par la croissance exponentielle du parc automobile, poumon de l’économie de consommation.
Laissez-faire
Devant tous ces problèmes, les gouvernements des quinze dernières années, tout à la croissance du PIB, ont largement laissé faire. Un ministère de l’Environnement a bien été créé, mais ses prérogatives ont été le plus souvent battues en brèche par les impératifs économiques. Élu en mai dernier, le nouveau premier ministre Narendra Modi, qui se trouvait au Canada cette semaine en mission d’affaires, n’échappe pas à la règle. La Chine semble enfin prendre conscience des dommages écologiques causés par sa croissance tous azimuts ; l’Inde n’en est apparemment pas là.
M. Modi n’a pas été long à défaire les garde-fous environnementaux, jugeant qu’ils constituaient des « obstacles » au développement et à la création d’emplois. La semaine dernière, au prétexte que Greenpeace « portait préjudice à l’intérêt public et aux intérêts économiques du pays », le gouvernement a gelé les comptes de banque de l’organisation de défense de l’environnement pour six mois. Comme Stephen Harper, M. Modi n’est pas chaud à l’idée de fixer des cibles de réduction d’émissions de GES.
L’un des plus grands dilemmes auxquels l’Inde fait face tient à ses besoins énergétiques croissants (300 millions d’Indiens n’ont pas l’électricité). Or le pays dépend pour plus de la moitié de sa production d’électricité des centrales thermiques au charbon, très polluantes. Aussi, le nouveau gouvernement annonce un virage majeur en faveur du nucléaire.