Il y a trente ans se produisait en Inde la catastrophe industrielle la plus meurtrière de l’histoire du monde.
Zéro sécurité
Construite dans les années 1970, l’usine d’UC devait accompagner la « révolution verte » de l’Inde. Il s’agirait d’une usine modèle. La compagnie allait faire des profits tout en remplissant, s’enorgueillissait-elle, une mission humanitaire. Ni l’un ni l’autre ne s’avérerait. Une série de mauvaises récoltes et des prévisions irréalistes de vente du pesticide de marque Sevin plongèrent l’usine dans le rouge. UC sabra alors ses dépenses de manière drastique. Des fuites, de mineures à graves, s’étaient déjà produites à plusieurs reprises avant 1984. Le soir du drame, pas un seul des systèmes de sécurité de l’usine ne fonctionnait.
« Cinq cents dollars, c’est bien assez pour un Indien ! »
En 1989, le gouvernement indien qui réclamait au départ 3,3 milliards de dollars en dédommagements s’entendit avec UC pour annuler les poursuites criminelles contre compensations de 470 millions. Ce qui revenait théoriquement à environ 800 $ par victime. Un grand nombre d’entre elles n’ayant pas de papiers d’identité ne touchèrent pas une roupie. Celles qui furent dédommagées reçurent en 300 et 500 dollars. À l’annonce de l’entente, les actions de l’entreprise grimpèrent en Bourse de 10 %. Deux ans plus tard, la Cour suprême indienne prenait acte de la maigreur des compensations et ordonnait la relance des procédures criminelles.
Le principe de la « responsabilité du successeur » a beau être inscrit dans les lois indienne et américaine, Dow, aujourd’hui deuxième fabricant mondial de produits chimiques, s’est toujours défilé. En 2002, questionné au sujet de cette responsabilité solidaire, le directeur des relations publiques de Dow avait fameusement répondu : « Cinq cents dollars, c’est bien assez pour un Indien ! »
Aussi, dix ans plus tard en 2012, la décision de Dow de commanditer à hauteur de 100 millions les Jeux olympiques dits « verts » de Londres avait soulevé une vague d’indignation.
Avec la médecine ayurvédique
En 1994, à l’occasion du dixième anniversaire de la fuite, un appel de fonds fut publié dans les journaux The Guardian et The Observer par une ONG britannique, le Bhopal Medical Appeal. L’ampleur de la réponse permit de créer la clinique Sambhavna, en 1996, pour soigner gratuitement les survivant(e)s, et plus récemment le Centre de réhabilitation Chingari, spécialement destiné aux soins des enfants. Ces deux cliniques pallient la carence de services publics. Au début des années 1990, Union Carbide, sur ordre de la Cour suprême indienne, avait bien financé le Bhopal Memorial Hospital Trust (BMHT) à l’intention des survivants, mais il ne comble manifestement pas tous les besoins. Sambhavna marie non sans succès la médecine moderne, la médecine traditionnelle ayurvédique et le yoga. Elle a soigné à ce jour plus de 43 000 personnes et emploie une cinquantaine de personnes. Elle fait pousser et commercialise ses propres herbes médicinales : « Les malades qui arrivent ici ont consommé tous les antibiotiques imaginables. Fut un temps où la médecine moderne allait nous donner des solutions et maintenant on découvre, avec les grandes pharmaceutiques, qu’elle fait partie du problème. »
Quel impact ?
Des manifestations marquent ces jours-ci ce 30e anniversaire à Bhopal et un peu partout dans le monde. Pour autant, la planète a-t-elle appris de cette catastrophe ? Le rapport du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), intitulé Global Chemicals Outlook et publié en 2012, lançait une série de mise en garde, plaidant l’urgence d’une meilleure gestion des produits chimiques — dont l’usage a sensiblement augmenté dans les pays en développement, nommément l’Inde et la Chine. La production mondiale de produit chimique est passée de 171 milliards de dollars en 1970 à plus de 4000 milliards de dollars aujourd’hui. À l’occasion du Sommet mondial sur le développement durable de 2002, les gouvernements ont convenu « d’utiliser et de produire des produits chimiques de manière à ne pas engendrer d’effets négatifs sur la santé humaine et l’environnement », objectif qu’ils se sont engagés à honorer d’ici à 2020 et qu’ils ont confirmé lors du Sommet Rio +20 au Brésil en 2012. Le rapport du PNUE doute que l’objectif puisse être atteint.
Les maux en bouteille
En 2009, pour les vingt-cinq ans de la catastrophe industrielle, les Yes Men, professionnels britanniques du canular, avaient lancé la B’eau Pal, une bouteille d’eau contaminée, question de dénoncer de façon satirique le comportement du groupe chimique Dow Chemical. L’eau provenait d’une pompe manuelle du bidonville d’Atal Ayub Nagar, près de l’ancienne usine d’Union Carbide. Son étiquette annonçait en grosses lettres rouges la vérité sur le produit : « Les extraordinaires qualités de notre eau proviennent de vingt-cinq ans d’infiltrations de toxines sur les lieux du plus grave accident industriel de la planète. »