Corée du Nord - Kim Jong-un, dans la lignée de ses aïeux

L’offensive de charme aura été brève. Deux ans après avoir succédé à son père, décédé en décembre 2011, Kim Jong-un, héritier de la dynastie des Kim, au pouvoir depuis sept décennies en Corée du Nord, donne une image bien différente de celle qu’il avait en accédant aux fonctions suprêmes. La trentaine, tout en rondeur, jovial, il semblait incarner un début d’ouverture dans un régime fermé et répressif. Ne s’est-il pas affiché avec l’Américain Dennis Rodman, ancien champion de basket, qui disait de lui qu’il est un « homme formidable » ?
Après s’être mué en chef de guerre au printemps 2013 lorsque Pyongyang menaçait Washington d’une attaque nucléaire et Séoul d’être réduite en « une mer de flammes », Kim Jong-un vient de faire preuve de brutalité — certes, elle n’est pas nouvelle pour le régime, mais elle était auparavant plus discrète — en faisant froidement exécuter son oncle et mentor Jang Song-taek, jeudi 12 décembre, trois jours après que celui-ci a été destitué de ses fonctions. Cette exécution fait suite à celle, publique, de deux des collaborateurs de son oncle au département de l’administration du Parti du travail, qui réunit les principaux dirigeants.
En faisant fusiller Jang Song-taek, le jeune Kim a éliminé non seulement une figure centrale de l’élite, mais aussi l’un de ses proches : son oncle par alliance, marié à la soeur de son père, Kim Kyung-hui, descendante du fondateur de la République populaire démocratique de Corée (RPDC), Kim Il-sung. Le jeune Kim a dévoilé une autre facette de sa personnalité : d’un « garnement » peu pris au sérieux à l’étranger en raison de son inexpérience, il se révèle être un dirigeant de la trempe de ses aïeux dans l’élimination impitoyable de ceux qui sont considérés comme manquant de loyauté.
En Corée du Sud, la présidente Park Geun-hye a déclaré que la RPDC s’engage dans « un régime de terreur ». Ce fut le cas à la fin des années 1950 avec les grandes purges des trois groupes du Parti du travail : ceux que l’on nommait les « communistes de l’intérieur » (qui avaient lutté dans la clandestinité contre l’occupant japonais), les prosoviétiques et les prochinois. Même le groupe de Kim Il-sung, formé des partisans qui avaient combattu sous ses ordres à la frontière sino-coréenne dans les années 1930-1940, fut victime, dix ans plus tard, de purges. « On n’en est sans doute pas encore là, car le groupe de Jang Song-taek n’a pas le poids qu’avaient les factions d’autrefois par leur homogénéité », avance Cheong Seong-chang, spécialiste de la RPDC à l’institut Sejong, à Séoul.
Catapulté au pouvoir
Cette élimination aussi brutale que spectaculaire indique que la troisième succession dynastique à Pyongyang est loin d’être aussi paisible qu’on pouvait le penser. En dépit d’une personnalisation du pouvoir poussée à l’extrême, Kim Jong-un doit tenir compte des rapports de force au sein du cénacle dirigeant : sans contester directement la figure centrale, ses membres se livrent à des batailles d’influence tout en faisant assaut de loyauté à l’égard du dictateur. Mais le jeune Kim n’a ni le passé de partisan ni le charisme de son grand-père, qui s’est, lui aussi, maintenu à la tête du pays en éliminant ses adversaires. Il n’a pas non plus l’expérience qu’acquit son père au cours de quatorze ans d’exercice du pouvoir dans l’ombre paternelle, qui ne se priva pas non plus de liquider ceux dont la loyauté semblait suspecte.
Catapulté au pouvoir, Kim Jong-un dut s’appuyer au départ sur une sorte de « conseil de régence », formé de personnalités choisies par son père — parmi lesquelles Jang Song-taek — dont il s’est peu à peu débarrassé.
On savait peu de chose d’un jeune homme qui était apparu aux experts de la Corée du Nord comme le successeur en septembre 2010 à l’issue de l’Assemblée des membres du Parti du travail. À commencer par les Coréens eux-mêmes. Sa photo fut publiée pour la première fois dans Rodong sinmun, organe du parti, sans mentionner alors qu’il était l’héritier désigné. Après des études à Berne, il était entré à l’université militaire Kim Il-sung, dont il avait été diplômé en 2007. Sa date de naissance exacte (8 janvier 1983 ou 1984) n’était pas précisée. À en croire le cuisinier japonais de son père, Kenji Fujimoto, qui l’avait connu enfant, il aurait été choisi pour un caractère plus combatif que son frère aîné ; tous deux sont nés, ainsi qu’une fille, de la liaison de leur père avec Ko Yong-hee, prima donna de la troupe musicale Mansudae, décédée dans un hôpital parisien en 2004.
Un style chaleureux
Kim Jong-il avait été victime en 2008 d’un accident vasculaire, et la question de la succession, longtemps taboue, était devenue urgente. La ressemblance, très travaillée, avec son grand-père Kim Il-sung (même corpulence, même visage lunaire, même coupe de cheveux, même manière de marcher, de saluer la foule) n’était pas le moindre des atouts de Kim Jong-un. De plus, il accédait au pouvoir pratiquement au même âge que lui. Sa jeunesse semblait être un gage de renouveau tandis que sa ressemblance physique avec son grand-père jeune renvoyait à une époque où le pays était emporté par l’espoir.
Kim Jong-un rompit d’emblée avec l’image austère donnée par son père — qui cachait souvent son visage derrière d’énormes lunettes de soleil — pour adopter un style chaleureux. Jovial, il donnait l’impression de participer avec plaisir aux événements publics. Dans la soirée du 31 décembre 2012, il avait reçu « à l’improviste » (pour autant que cela soit concevable en RPDC, en tout cas sans que les invités aient été prévenus) la communauté diplomatique à Pyongyang en compagnie de ses proches et de hauts gradés. Une première dans l’histoire de la RPDC. Dans les mois précédents, ses visites de parcs d’attraction rénovés ou nouvellement ouverts à Pyongyang ont donné une touche « moderniste » au régime dictatorial. Il est ainsi photographié, riant aux éclats, sur des montagnes russes. Il assiste à un concert-spectacle de la troupe musicale Moranbong, au cours duquel apparurent sur scène des personnages du monde de Disney et où fut entonnée la chanson My Way rendue célèbre par Frank Sinatra — à ses côtés se trouvait une élégante jeune femme dont on devait apprendre qu’il s’agissait de son épouse, Ri Sol-ju.
Ces changements d’image et une atmosphère relativement plus détendue à Pyongyang annonçaient-ils une ouverture plus substantielle du régime ? Au-delà des divergences sur les orientations politiques au sein du cercle dirigeant (dogme du « parallélisme » vis-à-vis de la Chine dans le développement des capacités de défense, dans l’économie, les réformes, la politique…), des dissensions au sein du clan familial ont vu le jour : une rivalité feutrée entre Jang Song-taek et Kim Jong-un, au point que celui-ci finit par en prendre ombrage et décida d’éliminer son oncle, dont l’influence envahissante a pu apparaître comme une alternative de pouvoir.
Reprise en main
C’était avec l’appui de Jang Song-taek qu’il avait peu à peu pris en main l’appareil. L’armée d’abord, dont il décapita la hiérarchie comme en témoignèrent la valse des nominations et la succession des ministres de la Défense et chefs d’état-major, puis les instances intermédiaires du Parti du travail. Âgé alors de 65 ans, Jang Song-teak naviguait dans les arcanes du pouvoir depuis quarante ans. Son mariage avec Kim Kyung-hui avait favorisé sa carrière. Bravant les foudres paternelles, la fille de Kim Il-sung décida d’épouser en 1972 ce jeune cadre sorti de l’Université Kim Il-sung qui jouait à merveille de l’accordéon. L’homme était ambitieux. Purgé une première fois en 2003 (sous les mêmes accusations qu’aujourd’hui : corruption et constitution d’une clique de protégés), il était revenu à la surface trois ans plus tard.
Kim Jong-il se méfiait de son ambitieux beau-frère mais, à la fin de sa vie, malade, il s’en était rapproché et le couple fut le pivot de la mise en place de la succession : par sa connaissance des rouages du régime, Jang Song-taek formait le lien entre la « vieille garde » et la nouvelle génération. Indépendamment de ses fonctions officielles (vice-président de la commission de défense, membre suppléant du bureau politique et chef du département de l’administration du parti), son influence avait grandi parallèlement au renforcement de la position de Kim Jong-un et il intervint souvent dans les décisions de celui-ci. Mais son étoile a pâli au fur et à mesure de la prise en main de l’armée et du parti par Kim Jong-un. Non seulement Jang Song-taek s’était fait beaucoup d’ennemis, mais il avait aussi perdu le soutien de son épouse. D’autant que l’influence de Kim Kyung-hui — une femme dure, obstinée, alcoolique, dit-on —, qui tenait à son ascendance, déclinait aussi.
Kim Jong-un et Jang Song-taek savaient très bien ce qui se passait à l’étranger, et ils étaient conscients qu’il fallait mener des réformes. Le jeune Kim ne semble pas avoir éliminé son conseiller pour des divergences politiques mais parce que ce dernier avait formé une nébuleuse de protégés qui entamait son autorité.
Alors que dans le passé les purges étaient opérées sans fanfare — la victime disparaissait simplement de la scène —, l’élimination de Jong Song-taek a eu un caractère spectaculaire : il fallait un exemple, lui faire « porter le chapeau » des maux du pays. Éviction de la « vieille garde », limogeages, purges, exécutions… le jeune dirigeant au visage poupin est sorti de son cocon. Et la « direction unique » est plus que jamais réaffirmée.