Ces veuves qui se battent contre une vie de fantôme

Il ne faut surtout pas que la veuve se fasse belle. C’est sa faute si son mari est mort. La belle-famille la traite avec mépris. Elle est exclue des célébrations de noces et des fêtes familiales. Elle fait honte à tout le monde.
Photo: Agence France-Presse (photo) Il ne faut surtout pas que la veuve se fasse belle. C’est sa faute si son mari est mort. La belle-famille la traite avec mépris. Elle est exclue des célébrations de noces et des fêtes familiales. Elle fait honte à tout le monde.

Il y a en Inde plus de trois millions d’ONG, selon le gouvernement. C’est deux fois et demie plus que le nombre d’écoles primaires et secondaires que compte le pays. Dans cette jungle, une ONG née à Gatineau il y a 35 ans, SOPAR/Bala Vikasa, tire son épingle du jeu dans les villages de l’Andhra Pradesh pour ses méticuleux efforts de développement par la « démocratie citoyenne ». Tableau.

Elles répondent au sondage à main levée, les yeux fermés - pour être plus à l’aise de s’exprimer. Elles sont environ 150 veuves, étonnamment jeunes pour la plupart, assises par terre dans leur plus beau sari. Elles habitent Gangadevipalle et une poignée de villages avoisinants. Combien d’entre vous ont perdu leur mari à cause de l’alcool ? demande Latha, montée sur l’estrade, qui compte les mains. La moitié au moins. Combien d’entre vous ne savent ni lire ni écrire ? La grande majorité. Combien ont été chassées de la maison par les beaux-parents quand leur mari est mort ? Une trentaine. Lesquelles parmi vous ont pensé à se suicider ? La plupart. Mais elles ne le font pas parce qu’il y a les enfants.


Dans le silence d’après-midi de ce petit village de l’Andhra Pradesh, la réunion commence par une séance de thérapie de groupe. Les femmes pleurent comme des Madeleine en essuyant leurs larmes avec leur dupatta - leur écharpe. En remettent-elles parce qu’elles ont de la visite du Canada ? Même si.


On n’a pas idée de la situation que vivent les veuves en Inde. Il fut une époque où la tradition demandait qu’elles s’immolent sur le bûcher funéraire de leur époux. La pratique, illégale depuis 200 ans, a fini par disparaître, ou presque - des cas sont encore rapportés, ici et là -, mais l’ostracisme qui les accable demeure à peu près entier. En l’occurrence, la prison à vie a remplacé la peine capitale. Hors de l’époux, point de salut, littéralement. Seule une minorité de femmes, parmi l’élite urbaine, échappe à cette négation.


Quand le mari meurt, la culture veut que la veuve se rende le plus invisible possible. On fait disparaître les signes qui l’identifient comme épouse - les bracelets, la marque de bhouthou sur le haut du front. Il ne faut surtout pas qu’elle se fasse belle. Croiser une veuve dans la rue le matin, c’est de mauvais augure pour la journée. C’est sa faute s’il est mort. La belle-famille la traite avec mépris. Elle est exclue des célébrations de noces et des fêtes familiales. Elle fait honte à tout le monde, y compris à ses propres parents, qui souvent ne voudront pas la reprendre.


Des veuves vont ce jour-là raconter leur histoire au micro, en pleurant à chaudes larmes : « Je n’aurais jamais pu penser que cela était aussi difficile de vivre en société sans mari. » Une autre va raconter qu’elle avait avec son homme un lopin de terre et que la famille de ce dernier le lui a pris. De l’injustice ordinaire dans toute sa splendeur.

 

Un sous-sol de Gatineau


Gangadevipalli est un village pauvre d’environ 300 familles, situé à 200 km de Hyderabad, en pays télougou. Hyderabad : capitale de l’Andhra Pradesh (80 millions d’habitants) et important pôle technologique de la modernité indienne en marche.


C’est aussi le « village modèle » d’une ONG indo-canadienne, SOPAR/Bala Vikasa. Fondée il y a 35 ans, SOPAR (pour Société de partage) est une organisation dont l’idée a germé dans le sous-sol d’une maison de Gatineau - le bébé d’André Gingras, qui, venu du monde du développement communautaire dans les années 1970, est entré sous Paul-Gérin Lajoie à l’Agence canadienne de développement international (ACDI), où il a fait carrière avant de prendre sa retraite en 1995, et de Bala Theresa Singareddy, son épouse originaire de l’Andhra. Société soeur de SOPAR en Inde, Bala Vikasa (vikasa veut dire développement) a été mise sur pied en 1990.


Ils sont les premiers à reconnaître que quelque chose ne tourne pas rond dans le monde du développement : marketing de la pauvreté par de grandes ONG, cooptation de la mission d’aide par les idéologies affairistes des gouvernements, surabondance d’organisations, saupoudrage entre une multitude d’initiatives qui meurent de leur belle mort quand les fonds s’épuisent, absence de pérennisation des projets… Le « développement » est à bien des égards devenu un commerce, une industrie dont le moindre défaut, déplore André Gingras, n’est pas d’entretenir une mentalité de mendicité parmi les populations dont on prétend vouloir améliorer le sort.


« Au début, dit-il, quand on arrivait dans un village, on nous demandait ce qu’on avait à donner… On nous connaît assez bien maintenant pour ne plus nous le demander. Cette culture de dépendance, il faut la défaire, sans quoi on ne peut pas vraiment parler de développement. »


Pour que les initiatives soient durables, donc, SOPAR/BV attend nécessairement que les villageois auxquels il s’associe forment des comités de citoyens (il y en a une vingtaine à Gangadevipalli seulement) qui prennent eux-mêmes en main les problèmes liés à l’agriculture, au nettoyage des puits artésiens, à la scolarisation des enfants, à la liberté des femmes… Avec participation financière collective à la clé, impérativement. Par exemple, l’ONG a pris sous son aile 1600 orphelins. L’année dernière, le réseau des femmes mobilisées par l’organisation a contribué, roupie par roupie, la somme de 60 000 $ pour les envoyer à l’école… Depuis le milieu des années 2000, l’enjeu de la purification de l’eau (voir autre texte au sujet du problème de la fluorose) est devenu un facteur majeur de solidarisation locale - au-delà, patience et longueur de temps, des divisions de castes et de religions.


Pas de tout cuit dans le bec. Rien de parachuté. Une approche fondée sur la durabilité. Les gens prennent les décisions et les assument, l’ONG apporte son savoir-faire organisationnel, ses compétences en développement communautaire et son coup de pouce financier. Sa devise : « Aider les gens à s’aider eux-mêmes. » Un dérivé du « Aide-toi et le ciel t’aidera ».


Sommairement, son action repose sur une approche du développement qu’ont articulée au début des années 1990 deux chercheurs de l’Université Northwestern, à Evanston, en banlieue de Chicago - l’Asset Based Community Development (ABCD). C’est simple : déterminer les forces d’une communauté, humaines et matérielles, et bâtir là-dessus. Avec résilience… André Gingras voit un peu d’ABCD dans le « Yes, we can » de 2008 de Barack Obama, qui fut après tout, avant d’entrer en politique, travailleur communautaire à Chicago dans les années 1980.


« Pep-talk »


En collaboration avec une cinquantaine d’autres ONG, l’organisation se dit aujourd’hui active dans 8000 villages de l’État. Elle fait en sorte que 1,2 million de personnes aient accès à de l’eau potable, anime un mouvement de responsabilisation (empowerment) regroupant 200 000 femmes… et tente de redonner confiance en elles à 10 000 veuves - en faisant en sorte, entre autres, que leurs enfants aillent en classe.


Après la crise de larmes, Bala et Latha, son bras droit, passent au « pep-talk ». « Parle-t-on en mal du mari qui perd sa femme ? », lance Bala, qui a manifestement l’oreille des femmes assises devant elle. Non, évidemment. On se dépêche plutôt de lui en trouver une autre ! « Il n’y a aucune raison d’endurer ça. Portez-le, votre plus beau sari, et portez vos bijoux. Et laissez-les parler ! Après un moment, ils arrêteront. »


Presque toutes sont endettées, la plupart vivent de petits travaux journaliers. « Changer les mentalités, d’abord solidariser les femmes entre elles… C’est une croisade, dit Bala, mais c’est sûr qu’on va y arriver. »


André Gingras ne doute pas que les Indiens soient en train de changer, pour le mieux. Il constate comme tout le monde l’émergence d’une classe moyenne qui en a soupé de la corruption, de l’injustice sociale, des gouvernements inefficaces, du sort fait aux femmes… « et qui commence, encore que timidement, à le dire haut et fort et à agir ». Le mouvement est « irréversible », estime-t-il. Mais sa longue expérience du pays lui indique aussi que cette dynamique n’est pas qu’urbaine, contrairement à l’image de la réalité sociale que transmettent les médias centrés sur la vie des villes. Près de 70 % des Indiens vivent toujours en milieu rural. « Et, croyez-moi, là aussi, ça bouge. »

À voir en vidéo