New Delhi - Il y a un an, des habitants de Bhagalpur, dans l’État du Bihar, exaspérés par les coupures de courant, brûlaient en effigie des ministres et des fonctionnaires. « On veut de l’électricité ! » La scène s’était répétée dans plusieurs villes d’États voisins. Il y a deux semaines, à Faridabad, grosse agglomération de la banlieue de Delhi, des centaines de femmes armées de cruches vides ont bloqué une importante artère pendant trois heures. À Faridabad, les coupures durent cet été jusqu’à 14 heures par jour sous des températures qui dépassent régulièrement 40 degrés. Facteur aggravant : qui dit coupures en Inde dit absence d’eau courante. Pour une grande partie des maisons et des commerces indiens, il faut avoir une pompe électrique pour s’approvisionner en eau.
Si bien que, quand la mégapanne en deux temps s’est produite au début de la semaine, laissant sans électricité la moitié de la population du sous-continent (plus de 600 millions de personnes) d’une vingtaine d’États du Nord, les Indiens ont été surpris… oui et non.
Oui, étant donné l’ampleur de l’effondrement du réseau. Non, puisque tout le monde sait que le réseau, dont l’infrastructure date de l’époque du premier ministre Nehru, dans les années 1950 et 1960, tient du rafistolage, à petite comme à grande échelle. Les pannes et les délestages font partie du quotidien. La situation ne s’améliore point, elle empire. Coupures en grand nombre cet été à Delhi, pourtant la ville la plus riche du pays : il faudrait plus de transformateurs, alors que beaucoup d’autres, pétant à cause de la demande qui croît, devraient être remplacés, ayant épuisé leur durée de vie. L’humidité — comme on est en saison de mousson — fait le reste.
Mardi soir, après que la deuxième panne monstre en 36 heures eut frappé le pays et alors que le courant commençait à être rétabli, le ministre de l’Énergie, Sushil Kumar Shinde, déclarait fièrement que, pendant son mandat, « autant avait été fait dans les cinq dernières années qu’au cours des 15 années précédentes ». Le hasard a voulu que le jour où la panne sévissait, immobilisant le métro de Delhi et des centaines de trains, le gouvernement procédait à un remaniement ministériel dans lequel M. Shinde devenait le puissant ministre de l’Intérieur, une promotion. Le lendemain, le nouveau ministre, Veerappa Moily, a juré qu’une panne pareille « ne se reproduira jamais ». Il a fait savoir que la situation était revenue « à la normale à 100 % », une déclaration dont les médias ont fait leurs choux gras : la panne durait toujours mercredi soir dans certaines régions, notamment à Allahabad, ville importante de l’Uttar Pradesh.
Crise
Les experts parlent plutôt carrément d’une crise, estimant fort probable que d’autres mégapannes se produisent si rien n’est fait. Pour beaucoup, ces problèmes énergétiques menacent de briser l’élan économique de l’Inde. Vrai que les autorités ont sensiblement augmenté la capacité nationale de production d’électricité (atteignant actuellement environ 205 000 mW), mais cette augmentation n’est pas à la hauteur des appétits d’une société de consommation en pleine croissance.
Les problèmes systémiques sont nombreux : le vol d’électricité est une cause importante des pénuries. Une autre cause majeure, explique le commentateur Minhaz Merchant, tient évidemment à la « mauvaise gouvernance » du pays : « Tous ces black-out sont le symptôme d’une nation mal gouvernée. » En amont, la crise est aggravée par un approvisionnement insuffisant en charbon. Or près de 60 % de l’électricité est produite par des centrales fonctionnant au charbon. Faute de combustible, les centrales ne fonctionnent pas à leur pleine capacité. Bel exemple de mauvaise gestion des besoins par le gouvernement, juge le commentateur.
À long terme, l’augmentation du prix du charbon n’arrange rien, estime de son côté l’environnementaliste Carl Pope, président du Sierra Club, qui plaide pour des investissements dans l’énergie éolienne et solaire. L’Inde voit son avenir dans le développement de l’industrie nucléaire, qui ne fournit présentement que 3 % de leur électricité aux Indiens. Il le voit aussi dans l’hydroélectricité, qui représente environ 22 % de la production. Les pluies de la mousson ayant été faibles jusqu’à maintenant cet été, cela a aggravé les problèmes d’approvisionnement.
Handicap prépondérant : la vétusté du réseau, dans sa complexe gestion bureaucratique comme dans ses infrastructures. On évalue à 32 % de la capacité totale de production les pertes subies dans la transmission et la distribution de l’électricité en Inde. Ce qui fait dire ceci à E.A.S. Sarma, ancien secrétaire d’État à l’Énergie : « La planification énergétique gouvernementale a ceci de troublant qu’elle met davantage l’accent sur l’augmentation de la capacité de production que sur la modernisation des opérations des centrales actuelles et la rénovation du système de transmission et de distribution — s’agissant en particulier d’installer des transformateurs fiables à haut voltage, de les entretenir correctement et de doter le système de dispositifs de protection capables de réagir automatiquement aux crises. »
Que Delhi ait reproché à certains États d’avoir brisé la « discipline de réseau » en puisant plus d’électricité qu’ils ne l’auraient dû (chaque État a le pouvoir de gérer comme bon lui semble son parc énergétique) illustre uniquement à quel point le système est fragile, dit-il. Quand on pense que l’Inde demeure, malgré tout, l’un des plus petits consommateurs d’électricité par habitant au monde…
La grande panne ayant fait grand bruit sur la planète, les éditoriaux des quotidiens indiens traduisaient une certaine humiliation, raillant une classe dirigeante qui se complaît dans l’idée que l’Inde est devenue une superpuissance. Pour le gouvernement du premier ministre Manmohan Singh, dont la popularité battait déjà de l’aile, cette panne lui rend la côte encore plus difficile à remonter auprès de l’opinion publique. Encore une fois, déplore le commentateur Monobina Gupta en s’appuyant sur un éditorial du Guardian de Londres, l’Inde pâtit de la comparaison avec l’efficacité chinoise en matière de services publics. « À quoi ça rime, la démocratie indienne ? », lance-t-il en conclusion.
Mission 2012 promettait de l’électricité pour tous à compter de cette année : 300 millions d’Indiens n’y ont toujours pas accès.
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