Haïti «au bord d’une catastrophe humanitaire irréparable»

Haïti est « au bord d’une catastrophe humanitaire irréparable ». Tant l’opposition au gouvernement que des membres de la diaspora réclament une action « concrète » et « urgente » de la part d’Ottawa. Pas forcément pour intervenir, mais surtout pour déloger le pouvoir en place.
« Les gens ne peuvent pas vivre en paix. On les viole, on les kidnappe », dit Évelyne. Haïtienne, elle a manifesté dimanche aux côtés de centaines d’autres membres de la diaspora, qui criaient tous « nou bouke » (« nous sommes fatigués »).
« Si rien n’est fait, on risque de voir la situation s’aggraver, et là, Haïti deviendra un État paria », avertit le président élu de l’Accord de Montana, Fritz Jean, récemment de passage à Montréal après avoir été « invité par la diaspora », et rencontré par Le Devoir.
Lundi, l’ONU a rapporté que « l’insécurité dans la capitale » était comparable à des situations « de conflit armé ». Depuis janvier 2023, plus de 600 personnes ont été enlevées, selon les Nations unies.

La diaspora « souffre [elle aussi] psychologiquement » et financièrement de cette crise. En cas de kidnapping, ce sont les membres de la famille à l’étranger qui doivent payer la rançon, pouvant s’élever jusqu’à 200 000 $, explique Fritz Jean. « Dès que tu vis ici, t’as peur qu’on t’appelle à n’importe quel moment pour te dire qu’on a kidnappé un des tiens », indique Évelyne.
M. Jean est aussi « préoccupé » par les viols de jeunes filles commis par les bandes armées. « Tout le monde autour de cette table connaît des femmes, des cousines… je ne veux même pas en parler », dit-il, ému.
Économiste de formation, l’ancien gouverneur de la Banque de la République d’Haïti n’a aucun pouvoir selon la Constitution. L’Accord de Montana a été créé après l’assassinat de Jovenel Moïse, en 2021, pour instaurer un gouvernement de transition. Mais il n’est pas reconnu par le premier ministre en place, Ariel Henry.
Soupçonné d’être lié aux bandes armées et à l’assassinat de Jovenel Moïse, Ariel Henry demeure soutenu par le Core Group — composé d’ambassadeurs du Canada, des États-Unis, de l’Allemagne, du Brésil, de l’Espagne, de la France, de l’Union européenne ainsi que de représentants de l’ONU. L’ambassadeur du Canada aux Nations unies, Bob Rae, a toutefois rencontré Fritz Jean en décembre 2022.
Sanctions saluées, mais insuffisantes
Brièvement premier ministre en 2016, M. Jean accuse le gouvernement Henry d’être responsable de ce « chaos », qui « n’est pas tombé du ciel ».
« Ariel, c’est un criminel, un assassin. C’est pas le peuple qui l’a élu », clame Fifi Fabiola, rencontrée lors de la manifestation en fin de semaine. « Il ne devrait pas rester au pouvoir », renchérit Paul.
Fritz Jean estime que ce gouvernement ne pourra pas être à l’origine d’un « changement ». Il « ne comprend [donc] pas » la « tolérance », voire la « complicité » dont fait preuve Ottawa à l’égard du gouvernement Henry. « Quelque part, cet État [Ottawa] est aussi responsable. »
Depuis novembre 2022, le gouvernement canadien a sanctionné 19 personnes considérées comme complices des bandes armées, dont d’anciens politiciens. Une mesure applaudie par M. Jean, mais qui ne suffira pas tant qu’Ottawa continuera de « s’allier à ce gouvernement ».
« Quand le Canada pénalise, ça n’a aucun impact », abonde Chalmers Larose, professeur au Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), en expliquant que peu d’Haïtiens possèdent des comptes en banque au Canada.
« Nous continuerons à exercer une pression directe sur ceux qui fomentent la violence des gangs, a rétorqué par courriel le porte-parole d’Affaires mondiales Canada, Jason Kung. D’autres sanctions sont à venir. »
Ottawa a fourni 100 millions de dollars à Haïti, en mars 2023, notamment pour la formation des forces policières du pays. Une action qui devrait être la priorité du gouvernement haïtien, dit Fritz Jean, qui estime qu’Haïti manque d’effectifs, et « doit refonder cette institution policière ». Pour cela, Haïti a besoin d’« un appui technique », dit-il, en précisant qu’il n’est « pas du tout » contre l’aide internationale. « C’est pour faire un saut qualitatif », pour permettre à Haïti de « voler de ses propres ailes ».
« Pas de pouvoir légitime »
Selon M. Jean, un « changement » de pouvoir est nécessaire. « Nous sommes arrivés à un état de délabrement institutionnel, un déchirement social tel qu’il nous faut un consensus large […], et c’est exactement l’origine de Montana. »
Depuis la fin prévue du mandat de Jovenel Moïse, en février 2022, Ariel Henry, qui lui a succédé sous l’égide du Core Group, a refusé de quitter le pouvoir, disant, pour se défendre, vouloir organiser de nouvelles élections. Une position dans la lignée de celle d’Ottawa, qui souhaite que « des élections libres et crédibles puissent avoir lieu ».
Fritz Jean, quant à lui, « trouve ça bizarre que des gouvernements étrangers disent qu’il faut des élections maintenant en Haïti. […] Il faut corriger cette situation de sécurité pour permettre aux candidats de faire campagne, mais aussi aux citoyens d’aller voter ».
Si rien n'est fait, on risque de voir la situation s'aggraver, et là, Haïti deviendra un État paria
Alors, sans élections, les membres de l’Accord de Montana ont trois options pour accéder au pouvoir, explique M. Larose. Soit par « le soulèvement général », soit par « un coup d’État », soit en trouvant une « source d’acceptation du pouvoir » auprès des puissances étrangères. Lors de sa visite au Canada, Fritz Jean a notamment rencontré le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet.
« Il n’y a aucun pouvoir légitime en ce moment en Haïti, indique M. Larose. Le pouvoir se trouve au sein des groupes qui […] recourent à la violence, ou […] qui occupent matériellement les espaces de pouvoir. »
Parallèlement à la nomination d’Ariel Henry, « 500 organisations, des personnalités civiles et des partis politiques » ont signé en août 2021 un accord à l’hôtel Montana, à Port-au-Prince, avec pour mission de trouver un consensus. Après des élections tenues à l’interne en janvier 2022, Fritz Jean en est devenu le président.
Ottawa réclame « un consensus pour arriver à un gouvernement de transition, alors que nous, au niveau de l’Accord de Montana, on a déjà un consensus assez large », dénonce M. Jean.
Toutefois, si cette coalition a un « intérêt pour la démocratie », ses capacités d’action sont limitées, avance Chalmers Larose, également codirecteur de l’Observatoire des Amériques à l’UQAM. « Cet accord est arrivé à une phase d’obsolescence », indique-t-il, en mentionnant des différends sur le plan « tactique » entre les membres. « L’unité de base a été rompue. »
L’Accord de Montana n’est pas non plus reconnu, ni par la Constitution, ni par le peuple, ni par la diaspora. Les élections qui ont mené à la nomination de Fritz Jean n’ont « rien à voir avec des élections populaires », précise le politologue.
« L’Accord de Montana n’existe pas pour nous autres », dit Paul. « C’est pas reconnu par les Haïtiens. Ça ne va nulle part », abonde Max Adolph. « Je ne sais même pas c’est quoi, l’Accord de Montana », ajoute Évelyne.