Une présidentielle décisive en Colombie

Rodolfo Hernández est souvent décrit comme le «Trump colombien».
Photo: Juan Barreto Agence France-Presse Rodolfo Hernández est souvent décrit comme le «Trump colombien».

Deux nationalistes et un « Trump colombien ». À la veille du deuxième tour de la présidentielle en Colombie, dimanche, l’accession au pouvoir de la gauche, pour la première fois dans l’histoire du pays, avec la candidature de Gustavo Petro, demeuretoujours incertaine depuis l’arrivée surprise dans l’équation de l’outsider Rodolfo Hernández. Le septuagénaire, souvent comparé au populiste américain, a éclipsé la droite traditionnelle lors du premier tour de mai dernier, décrochant la deuxième place.

Difficile, donc, de prédire l’issue du scrutin. Un récent sondage de la firme Invamer, diffusé la semaine dernière, a cristallisé un coude-à-coude en créditant M. Hernández, 77 ans, de 48,2 % des intentions de vote, contre 47,2 % pour le plus jeune politicien, M. Petro, 62 ans, ex-maire de Bogotá et ex-membre de la guérilla M-19. La différence tient dans la marge d’erreur.

Arrivé en tête du premier tour, ce candidat de la gauche avait l’espoir de faire entrer le pays dans une nouvelle ère en délogeant, le 19 juin, la droite du président sortant, Iván Duque, représentée dans ces élections par le candidat de centre droit, Federico Gutiérrez. Celui-ci a été humilié par une troisième place, confirmant ainsi l’effondrement de l’Uribismo, récit néolibéral hégémonique en Colombie lancé par Álvaro Uribe au début du siècle.

« La présence d’Hernández au second tour est une très mauvaise nouvelle pour Gustavo Petro, qui tablait sur l’impopularité du gouvernement sortant et de la coalition qui le soutenait pour remporter le scrutin », résume en entrevue au Devoir le politicologue Yann Basset, directeur du Groupe d’étude de la démocratie DEMOS-UR de l’Universidad del Rosario, à Bogotá. Affronter un autre candidat antisystème et nationaliste, tout comme lui, rend désormais la tâche plus difficile, plaçant du même coup les électeurs colombiens face à un sérieux dilemme et la Colombie devant un moment décisif de son histoire.

« Il est hautement probable que le prochain président de la Colombie soit Rodolfo Hernández », laisse tomber Juan Gabriel Gómez Albarello, spécialiste de la politique colombienne à l’Universidad Nacional de Colombia, qui dépeint ce candidat de la marge comme un habile politicien qui a nourri une ascension inattendue en se drapant dans les vertus de la lutte contre la corruption, endémique en Colombie, et en attisant le sentiment de perte de confiance dans les institutions, un sentiment de plus en plus exprimé par les Colombiens après plus de deux ans de pandémie.

Paradoxalement, l’homme est lui-même ciblé par la justice de son pays pour un contrat irrégulier signé lors de son mandat de maire de la grande ville de Bucaramanga, entre 2016-2019.

« Comme les candidats populistes dans d’autres pays, Rodolfo Hernández a grandi rapidement avec un programme anti-establishment qui a séduit de nombreux électeurs au milieu d’une profonde crise économique et sociale, résume la politicologue Laura García Montoya, jointe à l’Universidad del Rosario. Son discours est centré sur les élites politiques corrompues qui n’ont pas été en mesure d’opérer les changements nécessaires. » Et la recette semble avoir fonctionné, comme en 2016 pour Donald Trump aux États-Unis.

« Les similitudes sont indéniables, ajoute depuis la capitale colombienne Luke Melchiorre, professeur de science politique à l’Universidad de los Andes. Tout comme le populiste américain, Rodolfo Hernández est un riche homme d’affaires qui a fait fortune dans le développement immobilier. De plus, c’est aussi un politicien atypique, d’âge mûr, qui a réussi à utiliser les médias sociaux pour établir un lien direct et puissant avec un groupe croissant de fidèles. »

Surnommé « l’ingénieur », il a en effet investi le réseau social TikTok avec des messages simples et répétitifs : « ne pas voler, ne pas mentir, ne pas trahir ». Après l’annonce des résultats du premier tour, il a boudé les médias traditionnels pour son discours de la deuxième place, préférant s’adresser à ses fidèles depuis sa cuisine, sur Facebook.

Cette communication directe et sans fard a rapproché le politicien, fortuné et lié au monde politique et économique du pays, d’une base électorale victime des inégalités sociales croissantes en Colombie, certes, mais attirée, malgré ces contradictions, par son image d’homme fort.

Un franc-parler

 

« Rodolfo est sans filtre. L’une des forces de sa stratégie est de se montrer tel qu’il est […], avec les gaffes qu’il fait parfois à cause de son franc-parler, mais aussi sa liberté de dire les choses », explique Angel Becassino, son principal conseiller de campagne, cité par l’Agence France-Presse. Même si cela témoigne parfois d’une vulgarité sincère et laisse présager une présidence autoritaire risquant d’entrer en contradiction rapidement avec les principes d’un État de droit.

En campagne, Rodolfo Hernández a promis de provoquer un « estado de conmoción interior » (un état de choc intérieur) pour traiter sans ménagement les causes de la corruption endémique au sein des institutions politiques colombiennes, en suspendant certaines lois et en cherchant à en imposer d’autres sans l’approbation du Congrès. Il a menacé d’avance les membres du pouvoir législatif qui n’appuieraient pas ses projets.

Il s’est illustré dans des vidéos virales faisant l’éloge d’Adolf Hitler — il s’en est excusé par la suite — ou encore en frappant un conseiller municipal qui l’avait accusé d’être corrompu.

« Dans un enregistrement rendu public, on l’entend aussi dire à une collaboratrice qu’il s’essuie le cul avec la loi après qu’elle eut refusé de faire ce qu’il lui avait demandé parce qu’elle jugeait la chose illégale », ajoute Juan Gabriel Gómez Albarello.

« Avant sa victoire au premier tour, les électeurs ne le connaissaient pas très bien, résume à l’autre bout du fil le stratège politique colombien Sergio Guzmán, directeur et cofondateur de Colombia Risk Analysis, mais il a réussi à grimper en s’imposant comme le seul candidat dans la course capable de faire barrage à la gauche. » Une force de propulsion que le langage ordurier du populiste, ou son simplisme parfois gênant devant des questions complexes, fait hoqueter depuis sa victoire surprise, ajoute-t-il, mais sans doute pas assez pour offrir une brèche à la gauche à l’approche du 19 juin.

« La Colombie est une société très conservatrice et beaucoup craignent ce qu’un gouvernement de gauche pourrait apporter comme changements, explique Victor Uribe-Uran, professeur d’histoire et spécialiste de la Colombie à la Florida International University, joint aux États-Unis. Le vote pour Hernández est surtout un vote contre Petro, mais aussi contre Gutiérrez, jugé incapable par l’électorat de battre le candidat de gauche lors d’un second tour. »

Opposés, mais pas éloignés

 

Dans les circonstances, « Gustavo Petro cherche à se présenter, dans la deuxième partie de sa campagne, comme le candidat le plus cohérent, le plus pluraliste et surtout le mieux préparé pour accéder au pouvoir, soulignant les trop grandes incertitudes qui entourent la perspective idéologique de Hernández, un très grand risque pour les électeurs et pour le pays, pour la gauche », analyse Luke Melchiorre.

Depuis le début de cette présidentielle, les sondages indiquent qu’une grande partie des Colombiens qui se rendent aux urnes réclament du changement. Une soif désormais placée devant un choix difficile, et surtout devant deux candidats opposés sans être pour autant si éloignés l’un de l’autre, prévient Juan Gabriel Gómez Albarello. « Aujourd’hui, toute l’attention semble se porter sur les excès d’Hernández, mais les observateurs attentifs notent que Petro a aussi un potentiel despotique important. Lui et son entourage expriment un discours sectaire très fort, ajoute-t-il. Ils sont l’incarnation tropicale de Robespierre et Saint-Just, se croyant très vertueux, mais avec un sens de l’obéissance à la loi assez laxiste et un respect de la séparation des pouvoirs presque inexistant. »

Petro a déjà mentionné que ses livres de chevet, quand il était jeune, étaient Don Quichotte, que le présent a transformé en sorte de métaphore du trumpisme, et Le contrat social de Rousseau, philosophe de la totalité politique et sociale.

Il ajoute : « Comme Chávez l’a fait au Venezuela et Orbán en Hongrie, comme Trump a essayé de le faire aux États-Unis, Petro et les petristas [nom donné à ses partisans] vont sans doute essayer de contraindre ou de manipuler le pouvoir judiciaire afin qu’il ne mette pas d’obstacles sur leur chemin. Et cela n’est pas très rassurant car, quel que soit le vainqueur dimanche soir, la Colombie aura forcément des années très difficiles devant elle. »

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