Haïti, un pays sans président mais aux deux premiers ministres

Devant le commissariat de Pétion-Ville, en banlieue de Port-au-Prince, des habitants sont venus acclamer la police pour l’arrestation de présumés assaillants du président Jovenel Moïse.
Photo: Valérie Baeriswyl Agence France-Presse Devant le commissariat de Pétion-Ville, en banlieue de Port-au-Prince, des habitants sont venus acclamer la police pour l’arrestation de présumés assaillants du président Jovenel Moïse.

Au lendemain de l’assassinat du président d’Haïti, Jovenel Moïse, l’incertitude politique s’est amplifiée sur la perle des Antilles jeudi. Le premier ministre nouvellement nommé par le président, Ariel Henry, a revendiqué ouvertement l’exercice du pouvoir face à un premier ministre par intérim, Claude Joseph qui, lui, se considérait toujours comme investi dans sa fonction.

« Selon moi, il n’est plus premier ministre », a résumé Ariel Henry, dont la nomination a été inscrite au Moniteur, le journal officiel de la république haïtienne le 5 juillet dernier, 24 heures à peine avant le meurtre sordide du président haïtien dans sa résidence officielle par un commando armé. Le crime a été commis dans la nuit du 6 au 7 juillet.

« Un gouvernement démissionnaire est un gouvernement démissionnaire à ma connaissance. Ce n’est pas un gouvernement de plein exercice. S’il n’y avait pas la nécessité d’avoir un autre gouvernement, je pense que le président Jovenel Moïse ne serait pas venu me rechercher. Il ne faut pas croire que le climat est devenu brusquement un climat apaisé » dans le pays, a indiqué M. Ariel dans une entrevue accordée au quotidien haïtien Le Nouvelliste.

Mercredi, Claude Joseph a pris le contrôle du pays avec le conseil des ministres, en invoquant l’article 149 de la Constitution amendée de 1987. Le politicien a été nommé en avril dernier, mais désavoué quelques mois plus tard par Jovenel Moïse, qui a confié à Ariel Henry la délicate mission de conduire le pays vers des élections présidentielles et législatives, prévues pour le 26 septembre prochain. Haïti vit sans parlement élu depuis janvier 2020. Le tout dans un climat politique tendu et instable depuis plusieurs années.

Après avoir déclaré l’état de siège, dans la foulée du meurtre du président, M. Joseph a remis en question la légitimité de M. Henry, en soulignant qu’il avait été « nommé », mais qu’il n’était pas entré en fonction. Il a assuré être le premier ministre. « C’est ce que la loi et la constitution disent », a-t-il mentionné à l’Associated Press.

Mais pour Ariel Henry, le premier ministre par intérim est désormais plutôt ministre des Affaires étrangères de son gouvernement. « Je pense qu’il faut qu’on se parle. Claude était censé rester dans le gouvernement que moi j’allais avoir », a-t-il dit tout en insistant sur le fait qu’il ne veut pas « mettre de l’huile sur le feu ». « Il faut éviter autant que faire se peut que le pays s’enflamme », a-t-il ajouté.

« Dans le flou total »

Pour l’anthropologue Vincent Joos, spécialiste d’Haïti à la Florida State University, l’incertitude au sommet de l’État haïtien est accentuée par le climat politique, économique et social que les années de pouvoir de Jovenel Moïse sont venues complexifier davantage. « Ni Claude Joseph ni Ariel Henry, qui jouent actuellement la course au pouvoir, ne sont des premiers ministres légitimes, dit-il en entrevue au Devoir, puisque leur mandat n’a pas été ratifié par le Parlement, comme l’exige la Constitution de 1987. »

Depuis plus d’un an, Jovenel Moïse gouvernait par décret, en l’absence d’un Parlement élu.

Dans les faits, c’est dans les mains du président de la Cour de cassation, le plus haut tribunal du pays, René Sylvestre que la présidence par intérim aurait dû atterrir, selon la Constitution, après la mort de Jovenel Moïse. Le problème, c’est que M. Sylvestre est mort le 23 juin dernier de la COVID-19 et n’a pas été remplacé depuis.

« Résultat : nous sommes dans le flou total, dit M. Joos. Il n’y a pas de solution miracle, mais si les membres de l’opposition arrivaient à s’accorder sur la nomination d’un juge de la Cour de cassation en tant que président intérimaire, une sortie de crise vers des élections futures pourrait alors être envisagée ».

Ni Claude Joseph ni Ariel Henry, qui jouent actuellement la course au pouvoir, ne sont des premiers ministres légitimes puisque leur mandat n’a pas été ratifié par le Parlement, comme l’exige la Constitution de 1987

 

Jeudi, l’ambiance restait tendue dans les rues de Port-au-Prince au lendemain de l’assassinat du président, alors que la traque des tueurs se poursuivait dans un pays s’enfonçant un peu plus dans le chaos. Le commando était composé de 26 Colombiens et de deux Haitiano-américains, a indiqué jeudi le chef de la police nationale d’Haïti. De ce nombre, 17 ont été arrêtés, trois ont été tués et huit sont en fuite, selon les médias locaux. Un des suspects arrêtés aurait déjà travaillé par le passé comme garde du corps à l’ambassade canadienne de Port-au-Prince, selon l’Associated Press.

« Je ne sais pas qui est ce commando » et « nous devons attendre » la poursuite des investigations de la police haïtienne », a indiqué Helen La Lime, émissaire de l’ONU en Haïti à l’issue d’une réunion d’urgence à huis clos du Conseil de sécurité, réclamée par les États-Unis et le Mexique, et qui s’est tenue jeudi. « Nous faisons face à une situation très sérieuse actuellement », a-t-elle ajouté.

Des besoins à préciser

L’ex-diplomate américaine a indiqué que Haïti avait fait « une demande d’assistance sécuritaire supplémentaire » à l’ONU et que cette demande avait été évoquée lors de la réunion du Conseil de sécurité.

« Nous devrions envisager cette aide. Haïti doit spécifier exactement ce qu’ils recherchent. En attendant, nous devons continuer à utiliser l’assistance technique dont nous disposons sur le terrain, peut-être la dynamiser pour pouvoir faire appel à un soutien supplémentaire », a-t-elle précisé.

« Je ne crois pas qu’une autre intervention militaire étrangère soit nécessaire et contribuerait à résoudre la crise actuelle, précise pour sa part le sociologue à la Wesleyan University Alex Dupuy, rejoint par le Devoir au Connecticut. Ce dont Haïti a besoin, c’est l’organisation de nouvelles élections présidentielles et législatives qui seules peuvent assurer que le peuple haïtien va avoir son mot à dire sur qui gouverne. Toute autre tentative de prendre le contrôle du gouvernement ne peut qu’amplifier la crise et l’instabilité dans le pays », ajoute-t-il.

« Selon moi, il faut au plus vite établir un gouvernement provisoire qui puisse mettre en place une mission de désarmement, avec le soutien de la communauté internationale, des gangs armés qui sèment la terreur dans le pays et rétablir les infrastructures et services de base, ajoute M. Joos. Si le monde politique semble bouillonner, une majorité des Haïtiens ont, eux, des demandes simples et réalisables : faire partir les voyous du parti Tèt Kale [parti de Jovenel Moïse] actuellement au pouvoir et établir un calendrier électoral ferme », conclut-il.

Avec l’Agence France-Presse

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