Haïti entre consternation et incertitude après l’assassinat de Jovenel Moïse

Des policiers montaient la garde mercredi près du palais présidentiel dans le quartier Pétion-Ville, à Port-au-Prince.
Photo: Joseph Odelyn Associated Press Des policiers montaient la garde mercredi près du palais présidentiel dans le quartier Pétion-Ville, à Port-au-Prince.

La crise politique et sociale qui frappe Haïti depuis plusieurs décennies vient de prendre un nouveau tournant tragique avec l’assassinat du président Jovenel Moïse, tué dans la nuit de mardi à mercredi dans la résidence présidentielle de Port-au-Prince par un commando armé.

Une fin abrupte pour un président contesté, dans un climat général d’insécurité et de violence, et qui vient d’ouvrir une nouvelle ère d’incertitude sur la perle des Antilles.

« C’est maintenant que la crise va réellement commencer, résume à l’autre bout du fil le sociologue québécois d’origine haïtienne Frédéric Boisrond. Le pays se retrouve désormais face à un vide constitutionnel. Or, avec sa classe politique qui a depuis des années démontré sa force dans l’inaction, cela ne va faire qu’empirer la situation. »

Le secrétaire d’État à la Communication d’Haïti, Frantz Exantus, a annoncé mercredi soir sur Twitter que des membres « présumés » du commando ayant assassiné le président haïtien ont été interpellés par la police.

L’assassinat du président survient alors que lundi, Jovenel Moïse, 53 ans, a nommé un nouveau premier ministre, Ariel Henry, dont le mandat était d’assurer la tenue d’un nouveau scrutin présidentiel le 26 septembre prochain. Mais il n’était pas encore entré en fonction.

En entrevue à l’Associated Press, le politicien a indiqué que la « situation était exceptionnelle, qu’il y avait un peu de confusion », mais qu’il était désormais « le premier ministre en fonction ». Une déclaration contredite par le premier ministre par intérim, Claude Joseph, qui, mercredi matin, a déclaré « l’état de siège » et a renforcé le pouvoir de l’exécutif haïtien en invoquant l’article 149 de la Constitution amendée de 1987.

Dans les faits, cet article renvoie plutôt à l’Assemblée nationale du pays la tâche d’élire un nouveau président, lorsqu’une vacance du pouvoir intervient dans la quatrième année de la présidence, ce qui était le cas pour M. Moïse. Mais la chose demeure impossible. Le mandat des députés a pris fin au début de l’année dernière sans que de nouvelles élections législatives aient été tenues. Depuis plus d’un an, Jovenel Moïse gouvernait par décret, le pouvoir législatif se résumant actuellement à 10 sénateurs élus.

Une disposition constitutionnelle pourrait également remettre l’intérim de la présidence entre les mains du président de la Cour de cassation, le plus haut tribunal du pays. Le hic, c’est que René Sylvestre a été emporté par la COVID-19 le 23 juin dernier et n’a pas été remplacé depuis.

« Haïti est dans l’impasse », a commenté le politicologue Roromme Chantal, qui enseigne à l’Université de Moncton, lorsque joint par Le Devoir. « Il n’y a aucune option possible du côté du Parlement ou de la Cour suprême. Le seul chemin possible serait de réunir toutes les forces politiques, y compris celle de l’opposition, pour le déclenchement d’un nouveau scrutin. »

Dans le cadre légal actuel, la chose doit être organisée entre 60 et 120 jours suivant le décès du président. « Cela fait des années que Haïti est incapable de tenir des élections en raison de la crise politique en cours, renchérit Frédéric Boisrond. Il est illusoire de croire qu’il va être possible d’y arriver en 120 jours. »

Violences et tension

 

Mercredi, l’ancien président haïtien Michel Martelly, prédécesseur de Jovenel Moïse, a qualifié l’assassinat de son dauphin de « coup dur pour notre pays et pour la démocratie haïtienne, qui se démène pour trouver son chemin ». Un crime qui n’a pas été revendiqué, mais qui, pour plusieurs observateurs, relevait d’un scénario de plus en plus possible dans un pays où la légitimité du président était contestée au sein même de son parti, le Parti haïtien Tèt Kal (PHTK), et dont les dérives dictatoriales devenaient de plus en plus évidentes. Le tout sur fond de violences urbaines et politiques qui se sont accentuées depuis plus d’un an.

« Le pays se retrouve sous l’emprise de gangs lourdement armés réputés proches du pouvoir et de l’opposition », dit Roromme Chantal. Ces groupes sèment la terreur dans plusieurs quartiers pauvres de la capitale haïtienne, forçant le déplacement de plusieurs milliers de personnes depuis le début de l’année. Le 30 juin dernier, 15 personnes ont perdu la vie dans une fusillade en plein jour à Port-au-Prince, dont un journaliste, Diego Charles, et une militante politique d’opposition, Antoinette Duclair.

« La perte de vie est devenue une banalité en Haïti, ajoute-t-il. Quand le pouvoir est verrouillé et que la transition semble impossible, cela augmente le risque de violence. »

La fin même du mandat de Jovenel Moïse, élu en 2016, était source de tensions politiques, l’opposition prétendant qu’il était arrivé à son terme le 7 février dernier, alors que le principal intéressé prétendait plutôt que sa présidence devait s’achever le 7 février 2022. « Depuis le début de l’année, il gouvernait dans l’arrogance. Se croyant soutenu par les États-Unis, il estimait pouvoir tout faire », dit M. Chantal.

M. Moïse avait amorcé une réforme constitutionnelle qui visait à renforcer le pouvoir exécutif et à réduire le pouvoir législatif. La nouvelle Constitution devait être soumise à un référendum le 26 septembre prochain, lors d’un scrutin multiple où le renouvellement du Parlement et l’élection du président devaient également se tenir.

Condamnations

 

De son côté, le premier ministre par intérim, Claude Joseph, a qualifié l’assassinat « d’acte haineux, inhumain et barbare » et a assuré que la sécurité du pays « était sous le contrôle » de la police nationale haïtienne et des forces armées. « La démocratie et la République vont gagner. » L’aéroport international de Port-au-Prince a été fermé.

Dans une entrevue accordée à l’Associated Press, M. Joseph a indiqué que les élections de septembre devraient se tenir comme prévu et a appelé les alliés du président assassiné tout comme ses opposants à œuvrer en ce sens. « Nous avons besoin de tout le monde pour faire avancer le pays », a-t-il dit. L’actuel détenteur du pouvoir en Haïti a également plaidé pour la tenue d’une enquête internationale afin de faire toute la lumière sur cet assassinat.

Le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, a joint sa voix à celle de plusieurs leaders mondiaux pour condamner la fin tragique du président haïtien. « C’est une violence qu’on ne veut jamais voir nulle part. Nous sommes extrêmement préoccupés par cet acte inacceptable, a-t-il dit depuis Calgary où il était de passage. Nous allons continuer d’être là pour le peuple haïtien qui passe, on va se le dire, des années très difficiles. »

Sur le terrain, l’ambassade du Canada en Haïti a été fermée mercredi, mais Ottawa n’envisageait pas de rapatrier pour le moment ses diplomates en poste.

Haïti figure au 14e rang des pays soutenus par le Canada dans le cadre de ses programmes d’aide internationale, avec plus de 96 millions de dollars envoyés lors de l’exercice budgétaire 2019-2020. Ce soutien devrait être maintenu, y compris si la situation politique devait se dégrader dans les prochains mois, a indiqué le ministère fédéral des Affaires étrangères, l’argent n’étant pas envoyé directement au gouvernement, mais à des organismes partenaires.

En plus d’avoir entraîné la mort du président, l’attaque de la résidence présidentielle a lourdement blessé son épouse, Martine Moïse, 47 ans, hospitalisée à Port-au-Prince. Se trouvant dans un état critique, elle devait être évacuée à Miami au cours de la soirée, ont indiqué des sources diplomatiques citées par Reuters.

Ce drame vient écrire un nouveau chapitre dans la longue liste de tragédies qui frappent régulièrement l’existence de Haïti, un des pays les plus pauvres de la planète.

Avec Marie Vastel



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