Le Riachuelo, fleuve de tous les contrastes

C’est l’histoire de l’un des fleuves les plus pollués de la planète. Un cours d’eau, aux teintes brunâtres, qui serpente l’une des plus belles villes d’Amérique latine. C’est l’histoire de Buenos Aires, terre de contraste, d’injustice, mais aussi de résilience et de solidarité. L’histoire du Riachuelo, c’est aussi celle de Claudia, Paola et Blasia, des femmes d’une rare force, issues des villas, tenant tête à une classe politique qui détourne le regard et à la toute-puissance des industries.
Du haut des airs, la Villa 21-24 prend la forme d’un coeur. Un antre où la pauvreté, la pollution, l’injustice et la criminalité forment un noeud, insécable, sanglé par d’innombrables années d’immobilisme politique. Lové dans les méandres du Riachuelo — la partie la plus polluée du fleuve qui traverse Buenos Aires — ce bidonville a été bâti, brique après brique, sur un immense tas de déchets. Un dépotoir sur lequel vivent quelque 60 000 personnes, à seulement sept kilomètres de la Casa Rosada, le palais présidentiel argentin.
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Le Riachuelo, un égout à ciel ouvert« Le gouvernement nous traite comme si on était des choses ». Les mots sont durs, implacables. En sillonnant les rues de la villa (prononcez « vicha »), Blasia Guachiré Alarcón, une citoyenne devenue au fil du temps et des injustices une leader sociale, ne manque pas une occasion de pourfendre le gouvernement. « On n’a plus aucune dignité ici. Et le gouvernement n’y fait absolument rien. »

Longtemps oubliés et ignorés, les résidents de cette villa, la plus grande de la capitale, s’entassent dans des maisons de fortune sur des terres hautement polluées, au vu et au su de tous. Pourtant, en 2008, dans une décision historique qui a fait école depuis dans le droit environnemental, la Cour suprême argentine sommait le gouvernement de reloger quelque 17 000 résidents des villas — dont tous ceux de Villa Inflamable — en raison des risques que le fleuve, immensément contaminé, pose pour la santé des riverains.
Mais, 11 ans plus tard, seulement 5000 d’entre eux ont été relogés. Et les villas, dans lesquelles des familles à faible revenu, des immigrants et des exclus de tout acabit se serrent dans un improbable mélange d’insécurité et de solidarité, ont continué à croître. Au point où les autorités ont aujourd’hui perdu le compte du nombre exact de personnes devant être déplacées.
Le fleuve, un égout
« Mes enfants ont du plomb dans le sang, des problèmes cutanés. Ma fille de 17 ans est malade du coeur », s’emporte devant les journalistes du Devoir Maria Nestor Mendez. Depuis deux ans, ils sont six à habiter dans une petite pièce faisant environ 5 mètres sur 4 mètres, à un jet de pierre du Riachuelo. « On veut partir n’importe où, dans n’importe quel appartement. Mais personne ne m’écoute. »
La pluie transperce le toit de tôle. Les rats cohabitent avec les adultes et les enfants, entassés sur deux lits posés directement sur le plancher de terre. Un baril rempli d’eau permet de se rafraîchir. Un rideau fait office de porte. Et un seau, de toilette. Une odeur d’ammoniac flotte dans la pièce, où les rires des enfants déchirent tout misérabilisme.
Ce sont les femmes qui sont au front, et les hommes suivent derrière. Mais quand on a du succès avec nos demandes, croyez-moi, ils réapparaissent subitement
« Lorsque le seau est plein, je le vide dans le Riachuelo », explique Maria. Car l’égout, c’est le Riachuelo. Ici comme dans les autres villas, qui ne sont pas raccordées aux infrastructures municipales. Les pancartes « Ne jetez pas vos déchets » disposées le long du fleuve n’y changent rien. Les berges sont noires, nauséabondes. Des amoncellements de bouteilles de plastique, d’emballages de toutes sortes, de couches, de pneus, s’y accumulent. Et c’est sans compter la pollution industrielle, nourrie par des centaines d’industries établies le long du Riachuelo.
Loin du paysage de carte postale, le fleuve qui enlace la Villa 21-24 n’est en rien bucolique. En fait, il faut s’en éloigner le plus possible. Les risques pour la santé sont bien réels, ont été documentés, encore et encore, et sont connus des autorités. Les problèmes de peau, allergies et infections pulmonaires sont légion. Sans oublier les taux élevés de plomb décelés dans le sang des enfants.
Pôle pétrochimique
« Mariela ! Mariela ! », crie Paola, depuis la rue. La grande porte rouge, marquée d’un 41 tracé à la main, s’ouvre dans un grincement. De la cour intérieure, où des vêtements étendus flottent au vent, surgissent timidement deux enfants entourant leur maman. « Dites-moi, comment va la vie à Villa Inflamable ? », risquons-nous. « Todo bien », répond Mariela Maricel Amara, d’un ton assuré. « C’est mon quartier, je veux rester ici. »
Les rues sont calmes, désertes en ce milieu de journée, dans ce bidonville situé à une quinzaine de minutes du centre de Buenos Aires. La chaleur et l’humidité commencent à emplir le quartier, secoué quelques minutes plus tôt par une pluie drue. Au loin, une cheminée industrielle crache du feu. Une lumière qui rappelle, jour et nuit, aux 2000 familles qui ont fait de cette villa leur chez-soi qu’elles sont cerclées, cernées, par un pôle pétrochimique. Au fil des ans, des raffineries et des industries y ont grugé des terres, près du fleuve Riachuelo, à quelques pas du lotissement informel, dans un laisser-faire absolu.
Villa Inflamable (qui tient son nom d’un navire qui a brûlé il y a plusieurs années sur ses côtes), c’est aussi un lieu emblématique, là où la cause Mendoza — par laquelle la Cour suprême sommait les autorités de dépolluer le Riachuelo et de reloger les résidents les plus à risque — a pris naissance. Mais plus de 10 ans plus tard, tous les résidents de Villa Inflamable, ou presque, sont encore là. Pire encore, non seulement la villa, mais aussi le parc industriel (où se trouvent Shell, Petrobras et YPF, entre autres), n’ont cessé d’enfler.
L’eau, la terre, l’air sont saturés de polluants. Par moments, des cendres et de la suie tombent comme une pluie fine sur les maisons, les voitures. Mais, contrairement aux résidents qui habitent près des méandres du Riachuelo dans la Villa 21-24, la plupart des habitants de Villa Inflamable ne veulent pas partir.
Des lagunes verdâtres
« Je suis ici depuis que je suis petite et je vais bien », assure Mariela, mère de cinq enfants. « Il n’est pas question qu’on s’en aille. On était ici avant que les industries s’installent », abonde Claudia Noemi Espinola, une leader sociale de Villa Inflamable qui, aux côtés de Paola Alejandra Borzacchino, nous accompagne dans notre visite.
La pollution est souvent invisible. Mais ici, comme dans la Villa 21-24, le paysage suinte la contamination. Des camions-citernes défilent en permanence devant l’entrée de la villa, les cheminées distillant leur fumée tapissent le ciel et des tuyaux de gaz quittent le complexe industriel pour disparaître sous les rues de la villa.
Des lagunes, qui absorbaient jadis le trop-plein d’eau suivant les pluies, ont été remblayées par les entreprises, avides de nouvelles terres pour y ériger leurs installations. D’autres lagunes, verdâtres, gorgées de pollution, qui parsèment le bidonville, débordent abondamment lors de journées de grandes pluies et envahissent les maisons.
« On ne va jamais s’en aller », insiste Claudia, qui a pris en main la lutte des voisins (l’appellation de tous les habitants du quartier). Parce qu’ici, c’est aussi là où elles ont bâti leurs maisons, élevé leurs enfants et forgé leurs souvenirs.
« La Cour a pris cette décision sans mettre en place des mécanismes pour entendre la population. Elle a décidé que les voisins de la villa devaient être déplacés, mais sans leur demander quels étaient leurs projets de vie », explique Felipe Mesel, avocat en droits de la personne pour l’Association civile pour l’égalité et la justice (ACIJ), qui accompagne les résidents de Villa Inflamable dans leur combat politique et judiciaire.
« Nous sommes confrontés à un paradoxe parce que ce sont les entreprises qui polluent, mais ce sont les résidents qui doivent partir. » Et avec les années qui ont filé sans que rien n’ait changé, les résidents de Villa Inflamable en sont venus à relativiser les impacts que la pollution a sur leur santé, souligne-t-il. Ils demandent aujourd’hui au gouvernement de dépolluer les lieux pour qu’ils puissent demeurer sur place, mais dans des conditions de vie décentes.
Inondations récurrentes
Et les besoins sont là, criants. Près de la grande porte rouge, les enfants nous regardent avec curiosité. Mariela nous fait entrer chez elle après nous avoir accueillis par une bise chaleureuse. « Faites attention au muret », nous prévient-elle. Dans le cadre de porte, une barrière d’une quinzaine de centimètres a été érigée pour bloquer les inondations récurrentes. Tout a été surélevé dans la cuisine. Même le frigo est monté sur pattes. Des marques des récentes montées d’eau ont laissé des traces indélébiles sur les murs. « Je suis la première a être inondée et la dernière à voir l’eau partir. »
Des photos des enfants trônent sur la bibliothèque ; de la peinture bleue s’effrite des murs. Mariela s’inquiète de l’humidité, de la pollution que ses enfants respirent. « J’ai demandé à la municipalité de m’aider à monter le plancher, mais j’attends depuis des années. Quatre de mes cinq enfants ont des problèmes neurologiques. »
« Personne ne fait rien, s’impatiente Claudia, dans la cuisine. Ni ACUMAR (l’agence gouvernementale créée pour dépolluer le Riachuelo), ni le gouvernement. Ils viennent nous voir avant les élections, ils font un grand show et, ensuite, ils disparaissent. »
Paola s’exaspère. « Il faut nous faire entendre. Il faut bloquer une rue de la villa », tonne-t-elle. Car ici, comme ailleurs en Argentine, c’est en bloquant les rues qu’on interpelle le gouvernement. « Si on ne se fait pas voir et entendre, rien ne va changer. »
Une affaire de femmes
En marchant dans la succession étourdissante de maisons de briques et de tôle de la Villa 21-24, dont les numéros d’immeuble sont tracés à la main et qui sont flanquées de fenêtres barricadées et d’étages supplémentaires construits à mesure que les nouveaux arrivants affluaient dans le quartier, nous remarquons les têtes qui se retournent sans arrêt. « Ce sont des journalistes étrangers, il faut leur montrer comment on vit », répète Blasia. Le soir de notre visite, une réunion de voisins se tiendra à 18 h pour faire le point sur les discussions avec les autorités. « Nous avons des droits ; nous devons nous faire entendre. »
Ici aussi, des maisons sont régulièrement inondées par les eaux polluées du Riachuelo. Des appartements construits par le gouvernement demeurent inoccupés pour des raisons administratives malgré l’urgence de la situation. Des femmes s’arrêtent au passage de Blasia, font le point sur leur situation. Parce qu’ici, comme à Villa Inflamable, tenir tête au gouvernement, c’est souvent une histoire de femmes. « Ce sont les femmes qui sont au front, et les hommes suivent derrière, illustre Blasia. Mais quand on a du succès avec nos demandes, croyez-moi, ils réapparaissent subitement. »
Des appartements tout neufs
Il y a cinq mois, Martha Medina, qui habitait près des méandres du Riachuelo,a déménagé avec son mari et ses deux enfants dans un des immeubles d’habitation construits par le gouvernement dans la Villa 21-24. De grands édifices blancs, protégés par des barbelés. Situés à quelques dizaines de mètres seulement des maisons de fortune, les lieux semblent futuristes. Par la blancheur des murs, par le dépouillement des pièces.
« On a dû tout jeter en quittant notre maison. Elle était régulièrement inondée et l’humidité était incrustée partout », explique Martha, presque gênée. Car les nouveaux meubles tardent à arriver. Et il faut maintenant se faire à un appartement plutôt qu’à une maison. Mais le Riachuelo est maintenant plus loin. « Ne croyez pas que c’est grâce au gouvernement qu’ils ont eu cet appartement ; c’est grâce au combat des voisins », tonne, tout juste derrière, Blasia, intraitable dans sa lutte pour améliorer les conditions de vie dans la villa.

Les changements arrivent donc, mais au compte-gouttes. Un par un. Dans plusieurs rues de la villa, des travaux sont lancés pour raccorder les maisons à un système d’égouts et d’approvisionnement en eau potable. Enfin, souffle-t-on.
Dans cette lutte de David contre Goliath, un nom est sur toutes les lèvres : celui du père Toto. Un homme, dont on apercevra furtivement la silhouette, parcourant les rues de la Villa 21-24 sur son vélo, à la recherche de coeurs à panser et d’espoirs à porter. « Le père Toto, c’est le seul qui nous aide », martèle Nestor Nuñez, sous les bruits de morceaux de tôle qui se fendent et de boîtes de carton qui se font éventrer. Avec plusieurs autres, l’homme au chapeau de cow-boy recycle, sur une butte près du Riachuelo, le contenu des poubelles trouvées en ville pour ensuite le revendre. Dans ce refuge de cartoneros, tous ont une dépendance, que ce soit à l’alcool ou à la drogue. « C’est ici qu’on dort, qu’on consomme et qu’on travaille. On est tous très solidaires. Mais on se fait constamment harceler par la police. » Et lorsque la situation dégénère, c’est le père Toto qui les sort de prison. Une douce lueur sur cette montagne de déchets.
Pas d’égouts, pas d’eau potable
À Villa Inflamable, 11 ans après la décision de la Cour suprême, il n’y a toujours ni égouts ni eau potable. Les inondations se font plus nombreuses depuis le remblaiement des lagunes. Et le gouvernement a perdu le compte du nombre d’entreprises s’étant établies le long du Riachuelo.
Les voisins qui le souhaitent peuvent demander de déménager dans un autre quartier, situé non loin. « Mais c’est aussi pollué là-bas qu’ici », vocifère Paola. C’est tout de même le choix qu’a fait Maria del Pilar Saenz, alias Perla, âgée de 79 ans, qui vit près d’une lagune verdâtre jonchée de déchets. « Personne ne devrait vivre ici. Mes poumons sont affectés. On ne fait que mourir ici », souffle-t-elle, les yeux pétillants derrière ses lunettes rouges.
Personne ne devrait vivre ici. Mes poumons sont affectés. On ne fait que mourir ici.
Six heures approche. Les résidents se font plus nombreux dans les rues, parfois asphaltées, parfois terreuses, de la villa. Les pas se pressent. Six heures, c’est l’heure de la distribution quotidienne de bidons d’eau par ACUMAR dans 12 points de chute du lotissement. Un rituel sans cesse rejoué, depuis 11 ans. Erikson vient ramasser trois bouteilles avec une brouette. Le pas est énergique. De jeunes filles, qu’il entraîne, l’attendent au terrain de soccer un peu plus loin.
La pluie recommence à tomber sur la villa. Des enfants sortent dans les rues, allument des pétards et jouent en vélo dans les flaques d’eau. Les rires résonnent. La vie est ancrée bien profondément dans cette cité bâtie par des générations d’immigrants. Il est maintenant temps de partir, nous dit-on. À l’arrivée du couchant, la criminalité reprend ses aises dans cette cité où s’entrecroisent les discriminations sociale, environnementale et raciale. Une villa où des femmes infatigables mènent à bout de bras cette lutte, aussi interminable semble-t-elle, pour faire reconnaître leurs droits, sous le crachat des cheminées industrielles et devant le cortège des camions-citernes.
Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.