Le Riachuelo, un égout à ciel ouvert

Près du Riachuelo, des cartoneros recyclent tout ce qu'ils trouvent dans les rues de Buenos Aires.
Photo: Renaud Philippe Le Devoir Près du Riachuelo, des cartoneros recyclent tout ce qu'ils trouvent dans les rues de Buenos Aires.

Il s’agit d’un des pires cas de pollution industrielle du monde. Et un cas troublant d’immobilisme politique. Des flots opaques et souvent nauséabonds du fleuve Matanza-Riachuelo s’écoulent 200 ans de contamination. Une pollution nourrie par les centaines d’industries établies sur ses berges, qui y déversent sans vergogne leurs déchets toxiques, et aggravée par l’absence flagrante d’égouts pour 2,2 millions de riverains, qui y rejettent, faute de mieux, leurs déchets organiques. Le Riachuelo, c’est en fait un gigantesque égout à ciel ouvert, une catastrophe écologique qui s’étire sur 64 kilomètres au sud-ouest de Buenos Aires avant de déverser ses eaux souillées dans le Rio de la Plata, un estuaire dans lequel s’abreuvent plus de trois millions de personnes.

« C’est donc par ce Plata boueux et rêvasseur / que les bateaux venus me faire une patrie / descendirent un jour, leurs coques de couleur / cahotant parmi les nuphars du courant gris ? » écrivait Jorge Luis Borges en 1965 dans son célèbre poème Fondation mythique de Buenos Aires. Comme si le Riachuelo avait toujours été pollué, comme s’il s’agissait d’un état de fait, intrinsèquement lié à l’histoire de la capitale argentine, sur lequel plus personne n’avait d’emprise. En fait, il faut remonter au moins deux siècles en arrière pour comprendre l’origine de la dépravation du plus mal-aimé des fleuves argentins. À cette époque, les producteurs bovins, les abattoirs et les curtiembres — les tanneurs — s’installèrent massivement le long des rives du Riachuelo. Les carcasses d’animaux et les produits toxiques utilisés pour la fabrication du cuir étaient alors jetés, jour après jour, dans les eaux s’écoulant tout juste à côté, à portée de main.

 

 

Les années passèrent et les entreprises se diversifièrent. Avec toujours cette même constance, cette même vision du Riachuelo, d’une tombe, d’une efficacité à toute épreuve, pour faire disparaître les déchets, de toute nature et de tous formats. Aujourd’hui, quelque 15 000 établissements industriels sont établis dans la cuenca, le bassin du Riachuelo, où résident cinq millions de personnes. Aux agriculteurs et aux curtiembres se sont grefféesdes entreprises pétrochimiques, métallurgiques, pharmacologiques, et bien d’autres. Et le fleuve Matanza-Riachuelo s’est hissé parmi les dix fleuves les plus pollués de la planète, selon un classement établi par le Blacksmith Institute et la Croix-Verte de Suisse.

Décision historique

 

Les niveaux de plomb, de zinc et de chrome qui s’y trouvent sont 50 fois plus élevés que la limite permise en Argentine. Le Riachuelo, désormais dépourvu d’oxygène et de vie aquatique, représente le plus grand risque environnemental pour la population de la grande région de Buenos Aires, a averti l’ONU.

La catastrophe est telle qu’un groupe de voisins de la Villa inflammable (un bidonville) a intenté en 2004 une action en justice contre le gouvernement argentin, la province de Buenos Aires, le gouvernement de la ville autonome de Buenos Aires et 44 entreprises pour les dommages causés par la pollution du fleuve Matanza-Riachuelo.

Dans sa décision rendue en 2008, la Cour suprême d’Argentine reconnaissait la responsabilité des autorités gouvernementales et leur intimait de relocaliser quelque 17 000 résidents particulièrement à risque, établis dans des villas (seulement 5000 ont été déplacés à ce jour).

« Il était clair à ce moment que la seule façon d’avoir une approche intégrale pour arrêter la pollution était de réunir toutes les juridictions — municipales, provinciales, fédérales — autour d’une même table, sous la même autorité », explique au Devoir Romina Picolotti, qui était, à l’époque, ministre de l’Environnement de l’Argentine. ACUMAR, l’Autorité du bassin du Matanza-Riachuelo, fut alors créée. Un plan d’assainissement du bassin a été soumis et un système d’audiences publiques a été mis en place pour superviser le processus. De l’inédit, sur toute la ligne.

Des inspections déficientes

 

« On a nettoyé tout le miroir d’eau [l’eau peu profonde] du fleuve. On a sorti une quantité phénoménale d’épaves de bateaux, de voitures et de réfrigérateurs », indique Diego Medinaceli, directeur de la planification, de la coordination et de la modernisation d’ACUMAR. Mais les contaminants, eux, ont été laissés là. « La navigation est interdite sur le fleuve, donc les sédiments ne bougent pas. On choisit donc de laisser les produits chimiques dans le lit de la rivière. » Quant à l’afflux de produits toxiques, il est loin d’avoir cessé.

En cas de déversement illégal, ACUMAR a le pouvoir de fermer les entreprises délinquantes et de délivrer des constats d’infraction (Coca-Cola et les laboratoires Roemmers ont notamment été pris en défaut). Depuis 2010, l’agence dit avoir répertorié 1090 cas ayant mené à la fermeture, totale ou partielle, d’établissements. Mais tous les intervenants interrogés s’entendent pour dire que ce n’est pas suffisant. Que les entreprises ne font que payer les amendes sans changer leurs pratiques. Qu’il n’y a pas suffisamment d’inspecteurs (actuellement, ils sont 32). Et qu’il suffit de graisser les bonnes pattes pour continuer d’agir impunément.

Photo: Renaud Philippe Le Devoir À mesure que de nouveaux arrivants affluent dans la Villa 21-24, des étages supplémentaires sont bâtis sur les maisons de briques et de taule.

Depuis sa création il y a 11 ans, ACUMAR a englouti près de 2 milliards de dollars. Huit directeurs se sont succédé à sa tête, dont plusieurs ont quitté l’organisme sous des soupçons de corruption.

Pendant ce temps, les riverains continuent de gaver le Riachuelo de leurs déchets. Tous les matins en semaine, un bateau d’ACUMAR navigue sur le Riachuelo pour ramasser les ordures qui y ont été jetées depuis la veille. La collecte est saisissante, jour après jour. Des frigos, des pneus, une quantité phénoménale de plastique en tout genre, des couches. Quatorze filets, postés en des lieux stratégiques sur le Riachuelo, récoltent, eux aussi, les déchets qui voguent à la surface de l’eau. Annuellement, ce sont quelque 45 000 tonnes d’ordures qui sont extirpées du fleuve.

Et c’est sans compter ces tuyaux, visibles sur les berges du Riachuelo, qui déversent directement les déchets organiques des riverains dans le fleuve. L’odeur est infecte, les flots sont complètement noirs. Le problème — tout le monde nous le répétera durant notre séjour à Buenos Aires —, ce sont les cloacas,  les égouts, inexistants en de trop nombreux endroits.

Pour remédier à la situation, la Banque mondiale a investi 1,6 milliard de dollars pour construire le Sistema Matanza-Riachuelo, un immense égout collecteur de 30 km de long qui permettra de connecter 1,5 million d’habitants supplémentaires aux infrastructures sanitaires. Il s’agit du plus grand projet d’assainissement financé par la Banque mondiale en Amérique latine. L’entrée en fonction du Sistema Riachuelo, plusieurs fois reportée, devrait se faire en 2022. Une source d’espoir discrète, mais bien présente, qui pourra peut-être faire fléchir l’histoire de ce Plata boueux, si cher à Borges, pour qu’il reprenne un jour ses airs rêvasseurs.

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.



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