La justice sociale prônée par Martin Luther King, cinquante ans après sa mort

Le 28 août 1963, lors de l’imposante Marche sur Washington, Martin Luther King a prononcé son célèbre discours «I have a dream».
Photo: Photos Archives Agence France-Presse Le 28 août 1963, lors de l’imposante Marche sur Washington, Martin Luther King a prononcé son célèbre discours «I have a dream».

La Ville de Montréal fera une place au nom de Martin Luther King dans sa toponymie. Une motion à cet effet a été accueillie favorablement par le conseil municipal. Reste à savoir quel espace public sera désormais gratifié du nom de ce militant des luttes sociales assassiné un 4 avril, il y a cinquante ans cette année.

Ce jour-là, le pasteur King avait passé une partie de la journée à attendre un permis de manifester de la Ville de Memphis, au Tennessee. L’idée était de racheter une manifestation qui avait mal tourné quelque temps auparavant.

Le 28 mars 1968, il a pris la tête d’un cortège à Memphis. Une soixantaine de personnes sont blessées. Un jeune homme est tué. Devant cet échec, King croit bon de revenir à Memphis pour réparer les pots cassés. Le 4 avril, King prépare une nouvelle manifestation. Il est six heures. King marche au balcon de sa chambre du Lorraine Motel. Des menaces de mort, il en reçoit beaucoup. Les suprémacistes blancs seraient trop heureux de le voir disparaître. La mort a déjà failli le prendre alors qu’une femme noire l’avait atteint d’un coup de feu en 1958. Et puis en ce jour d’avril 1968, un tir, sans qu’on sache tout de suite d’où il est parti, le cloue au sol dans une mare de sang. Surprise, sa garde rapprochée n’y croit pas. Le tueur, un raciste du nom de James Earl Ray, sera arrêté le 8 juin 1968, alors qu’il est en cavale en Angleterre, muni de faux papiers. L’annonce de la mort de King propulse une large portion des États-Unis dans des manifestations qui vont durer des jours…

Photo: Agence France-Presse En 1964, le pasteur King est lauréat du prix Nobel de la paix pour son implication dans la lutte contre la ségrégation raciale.

Né en 1929, fils d’un pasteur avant de le devenir à son tour, Martin Luther King fils est connu du monde entier dès 1955. Il apparaît telle une figure-clé dans le mouvement d’opposition à la ségrégation raciale qui se structure aux États-Unis. Devant la discrimination raciale institutionnalisée, ce pasteur prône l’usage de l’action pacifique, inspiré dans une certaine mesure par l’exemple de Gandhi. Il mène la résistance dans la ville de Montgomery, à la suite du refus d’une jeune femme, Rosa Parks, de laisser son siège à un Blanc dans un autobus, au nom du racisme institutionnalisé.

Dans le bouillonnement du début des années 1960, il apparaît comme l’une des figures publiques les plus connues. La mesure de sa célébrité se constate notamment dans un effet de miroir, à travers l’espionnage et la surveillance dont il est l’objet. King est épié par des opposants autant que par le gouvernement. Sa vie sexuelle est étalée dans les médias en vue de le placer dans l’embarras. Le FBI veut se débarrasser de lui par tous les moyens. L’an passé, Donald Trump avait d’ailleurs ordonné qu’on déclassifie des documents où l’on tente de relier Luther King à des groupes communistes et où on lui prête une multitude d’affaires à connotation sexuelle, y compris avec la chanteuse militante Joan Baez. Ce document de l’État a été rédigé trois semaines avant le meurtre de King.

Un rêve américain

 

À l’été 1963, à l’occasion d’une grande marche à Washington qu’il a organisée, Luther King lance son célèbre « I have a dream ». Le 28 août, devant le Lincoln Memorial, le pasteur King s’adresse à 250 000 personnes. Son discours sera longtemps après présenté tel un temps fort du XXe siècle, un monument d’art oratoire soigneusement préparé.

En vérité, quelques minutes avant de s’adresser à la foule immense, King change encore et encore son texte. Il n’a cessé de le modifier. Et c’est à la dernière minute que cette figure de rhétorique du « Je fais un rêve » s’impose à lui comme le liant nécessaire à une argumentation qu’il a déjà tant de fois exposée sur d’autres tribunes. Ses mots grondent du tumulte de l’instant qui les a fait naître. Si aujourd’hui on en parle beaucoup, il a longtemps été évoqué sans pour autant que son texte soit disponible. Il ne sera publié intégralement pour la première fois qu’en 1983 !

C’est cette fable du rêve qui vient en quelque sorte assurer, au travers des trémolos de sa voix, la vérité du propos. King dit en somme que ce n’est pas lui qui parle, mais un rêve. Donc quelque chose de plus grand que lui dont il n’est au fond que l’interprète. Ce rêve, il le situe au coeur du projet américain, dont il devient pour l’occasion en quelque sorte que le porte-voix. Ce ressort rhétorique ancien, King l’emploie magnifiquement.

« Je vous le dis ici et maintenant, mes amis : même si nous devons affronter des difficultés aujourd’hui et demain, je fais pourtant un rêve. C’est un rêve profondément ancré dans le rêve américain. Je rêve que, un jour, notre pays se lèvera et vivra pleinement la véritable réalité de son credo : “Nous tenons ces vérités pour évidentes par elles-mêmes que tous les hommes sont créés égaux.” Je rêve que, un jour, sur les rouges collines de Géorgie, les fils des anciens esclaves et les fils des anciens propriétaires d’esclaves pourront s’asseoir ensemble à la table de la fraternité. »

King rend donc vrai, par sa présence charnelle, par sa voix un peu compassée aussi, le rêve des gens réunis à Washington à l’appel de son nom. Il garantit de sa présence, près du monument à Abraham Lincoln, celui-là même qui a déboulonné l’esclavage, la réalité d’un rêve qui s’avance au coeur de l’Amérique. Par l’usage de la fiction qu’implique l’évocation d’un rêve, King sait se faire éminemment politique. En poétisant sous le grand chapiteau du rêve, il politise un discours. Il dit au fond ce qu’est le fait de gagner en projetant une image de ce qui doit arriver au jour du triomphe de ses idées. Ce rêve de victoire devient alors une ressource d’intelligibilité de luttes qui doivent encore être menées au nom de l’avenir. Et c’est bien pourquoi, à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort, on évoque encore son nom. Le nom de King était encore sur toutes les lèvres à l’occasion de la marche récente des étudiants à Washington pour protester contre le manque de contrôle des armes à feu aux États-Unis.

Sommet

 

À la suite de ce discours de 1963, King se trouve au sommet de sa reconnaissance sociale. Mais en 1968, le vent a déjà tourné. La nouvelle génération se montre plus sensible à un mode d’action directe, tel que prôné par un mouvement comme les Black Panthers.

King s’avère aussi moins consensuel qu’on ne le croyait. Il provoque des remous en se prononçant contre la guerre du Vietnam, au nom de son pacifisme. Or la majorité de la population noire soutient l’intervention, malgré plusieurs opposants notables, dont King justement ou le boxeur Mohamed Ali. Au point de vue personnel, King perd ainsi du terrain dans l’opinion depuis au moins quatre ans. Appuyé au départ dans ses revendications par une élite blanche progressiste, il s’éloigne d’elle désormais à force de concevoir que le pouvoir doit aussi être repensé par une distribution raciale qui tient compte de l’oppression de classe. Aussi, en 1968, à la veille de sa mort, en est-il à organiser pour le mois d’avril une grande marche des pauvres à Washington. King entend faire de cette marche un formidable révélateur des problèmes sociaux de l’Amérique tout entière. Pour King, c’est le système qui était le problème. Ce qui n’est pas si différent des constats que dressent les protestataires d’aujourd’hui, notait cette semaine le New York Times en rappelant que King fait désormais l’objet d’un véritable culte.



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