Le trou noir de la finance internationale

C’est devenu un rituel depuis l’arrivée au pouvoir du président Juan Carlos Varela, en juillet 2014. À chaque grosse saisie de drogue dans les quartiers chauds de Panama ou sur les bateaux ultra-rapides, ou « go-fast », qui croisent au large du pays, la presse est conviée. Sous le crépitement des flashs des photographes, des milliers de briques de cocaïne, de marijuana et d’héroïne, exposées à même le sol sur d’immenses terrains vagues à l’extérieur de la ville, sont brûlées par la police et les douanes.
Ces mises en scène spectaculaires sont censées témoigner de la détermination du gouvernement à éradiquer le crime organisé et le blanchiment de capitaux au Panama, après les années de dictature et de corruption.
Elles contrastent pourtant avec le refus de ce petit État d’à peine 76 000 km², à la jonction de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud, de s’ouvrir à la coopération contre la fraude et l’évasion fiscales, comme l’y exhorte le G20 (les vingt pays les plus riches de la planète).
Avec plus de 100 000 sociétés dotées du fameux statut extraterritorial (offshore) d’« international business corporation », totalement opaques et exonérées d’impôts, le Panama est considéré comme l’un des grands trous noirs financiers de la planète. Une nébuleuse où vient se recycler l’argent du crime et celui de la fraude.
Depuis deux ans, les leaders du G20, dont les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, ainsi que l’état-major de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), exercent une forte pression diplomatique sur le pays afin qu’il s’engage à passer à l’échange automatique de données fiscales à l’horizon de 2018, comme l’ont déjà fait d’autres places fortes du secret bancaire.
Ce mode d’échange, qui consiste à se transmettre entre États, de façon systématique, toute donnée financière sur les contribuables (comptes bancaires à l’étranger, intérêts perçus, parts de sociétés, etc.) selon des standards conçus par l’OCDE, est perçu comme le meilleur moyen d’identifier les fraudes. Il doit se substituer au mode d’échange actuel, « à la demande », c’est-à-dire déclenché à la requête de pays tiers.
Or, la Suisse, le Luxembourg, le Liechtenstein, Singapour et la quasi-totalité des petits paradis fiscaux des Caraïbes et du Pacifique (les îles Vierges britanniques, Samoa, etc.) ont tous fini par capituler et se sont engagés à échanger automatiquement leurs données. Le Panama, lui, s’obstine et se renferme, plus préoccupé par la défense de son centre financier que par l’intérêt général.
« Panama aujourd’hui, c’est un free rider, un passager clandestin dans un monde qui se normalise. Cela ne peut plus durer. Pour que la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales marche, on a besoin de tout le monde à bord », déclare sans détour Pascal Saint-Amans, le directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE. Hormis le Panama, seuls trois autres « irréductibles » — Bahreïn, Nauru et Vanuatu — refusent de s’engager à faire de l’échange automatique.
Progrès insuffisants
Lors d’un audit mené début mars à Panama pour évaluer la qualité des lois et des pratiques du pays, les experts mandatés par l’OCDE ont relevé de nombreuses failles… dont des progrès insuffisants pour identifier les bénéficiaires réels des sociétés extraterritoriales, des bilans comptables manquants et des problèmes de conventions fiscales avec l’Inde et la Colombie.
La tension, ces dernières semaines, a monté de plusieurs crans. Un rapport pointant les contradictions entre le discours politique du Panama et sa stratégie d’isolement toxique a été remis par l’OCDE aux ministres des Finances du G20 lors de leur réunion des 26 et 27 février à Shanghaï. Surtout, un état des lieux a été dressé, pays par pays, sur l’état actuel de la coopération du Panama en matière de lutte contre la fraude fiscale.
Les conclusions sont, selon nos informations, mauvaises. Ainsi, depuis trois ans, le Panama a reçu au total plus de cent demandes d’information sur des situations fiscales suspectes de la part de pays membres de l’OCDE.
Seul un premier groupe d’États, dont la Suède, se dit satisfait des réponses obtenues. Un deuxième groupe, dans lequel figurent les États-Unis et l’Espagne, évoque un bilan mitigé. Un troisième et dernier groupe, enfin, parle, lui, de résultats « profondément négatifs ». Dans ce groupe figure la France, qui, toujours selon nos sources, a envoyé 37 demandes d’information et a reçu 31 réponses, dont une grande partie n’est pas satisfaisante.
Jusqu’où le pays ira-t-il pour défendre son lobby financier et, surtout, ses grands cabinets d’avocats qui, comme Mossack Fonseca ou son grand concurrent Morgan Morgan, détiennent dans leur pays le monopole de l’immatriculation de sociétés extraterritoriales ? Combien de temps l’épreuve de force durera-t-elle avec le Panama ?
La réponse sera politique. Elle dépendra des mesures de rétorsion que décideront d’adopter, dans les prochaines semaines, les grands pays du G20. Iront-ils jusqu’à rétablir les fameuses listes noires et grises des États et territoires non coopératifs, autrefois dressées par l’OCDE, puis supprimées en 2011 afin de ne plus stigmatiser, mais au contraire d’encourager les pays à faire des efforts ? C’est l’une des options.
Les temps changent
La réponse tiendra aussi dans l’attitude des alliés traditionnels du Panama, le Royaume-Uni et les États-Unis. Jusqu’à présent, ils ont toujours encouragé les efforts du pays pour renforcer son arsenal de lois, notamment en matière de lutte contre le blanchiment, préférant voir le verre à moitié plein qu’à moitié vide.
Mais les temps changent. Sollicité par Le Monde, Robert Stack, secrétaire adjoint au Trésor américain, a fait cette déclaration explicite : « Nous attendons du Panama qu’il se comporte comme le lui imposent ses obligations de membre du Forum global [l’instance de l’OCDE où se vérifie l’application des standards de coopération fiscale]… Y compris en matière de transparence. »