Haïti: destitution controversée de Michèle D. Pierre-Louis - D'autres jours sombres en perspective
La chute du gouvernement de Michèle Duvivier Pierre-Louis annonce des jours sombres pour Haïti et pourrait anéantir les efforts de la communauté internationale pour reconstruire le pays.
Un an après son accession au pouvoir, la première ministre haïtienne, Michèle Duvivier Pierre-Louis, a été destituée dans la nuit du 29 au 30 octobre. Malgré le soutien ferme de la communauté internationale (les États-Unis et l'Union européenne en tête) à la chef du gouvernement, les sénateurs de la plateforme présidentielle Lespwa (L'Espoir) et leurs alliés n'ont pas hésité à renvoyer Mme Duvivier Pierre-Louis ainsi que les membres de son gouvernement. La raison invoquée: un faible bilan et, principalement, le manque de transparence du gouvernement quant à la mauvaise gestion des 197 millions de dollars de fonds d'urgence débloqués à la suite du passage dévastateur de quatre ouragans sur le pays en 2008.«Selon les prévisions constitutionnelles, le Parlement a le droit d'interpeller la première ministre», a expliqué Daniel Holly, du département de science politique de l'Université du Québec à Montréal. Il note toutefois l'incompréhension totale des parlementaires quant à la réalité haïtienne. «On ne saurait s'attendre à des résultats satisfaisants en un temps aussi court. Dans une situation aussi complexe, ils ne peuvent s'inscrire que dans le long terme. Pour moi, c'est donc une raison bidon», souligne-t-il.
Dans une adresse à la nation le 27 octobre, soit deux jours avant son interpellation par le Sénat, la première ministre haïtienne, Michèle Duvivier Pierre-Louis, a affirmé sa volonté de «sortir la tête haute». Concernant la gestion des fonds d'urgence, elle a annoncé qu'elle allait réclamer trois audits croisés. «Trop tard, déclare le professeur Holly. Connaissant la politique haïtienne, elle aurait dû prendre ses précautions et s'assurer de ces audits avant son interpellation.»
Mme Duvivier Pierre-Louis aurait-elle fait preuve de naïveté? «Elle a sans doute trop compté sur l'appui apparemment indéfectible de la communauté internationale en oubliant de se prémunir contre les coups bas de ses adversaires, avance Daniel Holly. Elle a été prise en défaut, mais je doute qu'elle ait été malhonnête dans sa façon de gérer ces fonds.»
Pour lui, la chute du gouvernement «permettra la montée d'un premier ministre proche du président. Haïti peut basculer vers une instabilité politique par la mainmise du Palais national sur le prochain gouvernement, et la communauté internationale craint que ce dernier puisse contrôler tous les rouages du pouvoir. Cela pourrait avoir un effet néfaste sur les futurs investissements en Haïti. Toutes ces man¶uvres politiques vont contre l'intérêt profond du pays et ne font que convaincre la communauté internationale de l'inanité de ses interventions en Haïti», conclut-il.
Un vote inconstitutionnel ?
Dans la capitale haïtienne, à Port-au-Prince, les tribunes radiophoniques démontraient qu'une grande partie de la population jugeait inopportune une destitution de Michèle Duvivier Pierre-Louis. L'interpellation du 29 octobre paraît donc clairement être une initiative isolée du groupe des sénateurs proches du président.
Mercredi, dans une déclaration jugée excessive, le sénateur du Sud-Est, Joseph Lambert, a comparé le sort de Mme Duvivier Pierre-Louis à celui d'une «bête se rendant à l'abattoir», ajoutant qu'il démissionnerait si elle bénéficiait d'un vote de confiance. Parallèlement, des sénateurs de l'opposition sont montés au créneau pour s'opposer au renvoi du gouvernement, arguant que cela conduirait à une situation d'instabilité politique.
Dans son édition de jeudi, le quotidien floridien Miami Herald annonçait que le président Préval avait déjà choisi un nouveau premier ministre: Jean-Max Bellerive, ministre haïtien de la Planification et de la Coopération externe du gouvernement déchu. Quelques heures avant la tenue de l'interpellation, dans une lettre adressée au président du Sénat, Michèle Duvivier Pierre-Louis avait indiqué qu'elle ne comptait pas se présenter au Parlement en raison de la proclamation du verdict avant même la tenue de la séance d'interpellation.
Hier matin, après un huis clos et une séance de plus de dix heures, 18 sénateurs et alliés de la plateforme présidentielle Lespwa (L'Espoir) ont infligé un vote de censure à la première ministre, renvoyant ainsi l'ensemble de son gouvernement. L'absence de ces derniers n'a pourtant pas facilité la tâche aux sénateurs-interpellateurs. En effet, ceux favorables à Mme Duvivier Pierre-Louis, notamment Youri Latortue, Évallière Beauplan, Rudy Hérivaux et Riché Andris, ont évoqué l'article 107 de la Constitution pour asseoir la thèse de l'inconstitutionnalité de l'interpellation et du caractère illégal du vote. Or, lors de sessions extraordinaires — comme c'était le cas — le Corps législatif ne peut siéger sur des points autres que ceux figurant dans le menu soumis par l'exécutif. Le camp adverse n'a pu démonter cet argument. Devant l'attitude jusqu'au-boutiste des sénateurs de Lespwa, Riché Andris, ancien vice-président du Sénat, a déclaré, courroucé: «Vous allez renvoyer un gouvernement sans le moindre argument. C'est triste de voir à quel niveau vous rabaissez le Sénat de la République.» Après un huis clos, 18 sénateurs ont expédié, vers 1h30 du matin (heure de Montréal), la motion de censure. Selon celle-ci, «une situation d'insécurité grave et une réalité dramatique de la faim» frapperaient le pays et Mme Duvivier Pierre-Louis est considérée comme démissionnaire.
En ce qui concerne la légalité du vote, «seul un conseil constitutionnel pourrait déclarer que la séance et le vote sont inconstitutionnels. Or cet organisme n'existe pas en Haïti», a constaté Myrlande Manigat, ancienne sénatrice et constitutionnaliste, dans un entretien téléphonique avec Le Devoir hier matin. «Nous sommes donc devant un fait accompli», conclut-elle.
Marche arrière pour Haïti
Haïti fait désormais face à un vide politique risqué, à quelques mois d'échéances constitutionnelles cruciales devant conduire, fin 2010, aux élections présidentielles. Au moment où s'amorçait une certaine relance de l'économie après des années d'agonie et d'interminables turbulences politiques, la chute du gouvernement de Michèle Duvivier Pierre-Louis inquiète tant sur le plan économique que sur le plan politique. Pour Réginald Boulos, président de la Chambre de commerce et d'Industrie d'Haïti, «ceci va remettre en question tous les efforts consentis depuis des années, et principalement cette année, avec le soutien de la communauté internationale. Cette interpellation arrive au pire moment pour le pays [car] nous sortions à peine de 20 ans d'instabilité».
M. Boulos s'interroge aussi sur le silence du président Préval tout au long du processus. Micha Gaillard, porte-parole de La Fusion des sociaux-démocrates, nous a confié hier que «ce vote démontre qu'il y a une division au sein de la plateforme présidentielle, et elle préfigure ce que beaucoup de gens craignent: l'apparition d'un parti hégémonique issu des prochaines élections. Sur le plan économique, cela vient rompre nos efforts de reconstruction avec la communauté internationale au moment où l'image d'Haïti s'améliorait.» Pour lui, cette situation est «une affaire tragique».
Le gouvernement de Mme Duvivier Pierre-Louis est le second à être censuré depuis l'arrivée au pouvoir de René Préval en mai 2006 pour un deuxième mandat présidentiel. En 2008, le premier ministre Jacques Édouard Alexis a été destitué par un groupe de 16 sénateurs, à la suite des émeutes de la faim enregistrées dans le pays.
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Collaboration spéciale