Chávez, démocrate ou graine de dictateur?

Vêtus de rouge, les militants d’Hugo Chávez ont été organisés en «bataillons» et en «pelotons» pour l’élection présidentielle.
Photo: Agence France-Presse (photo) Vêtus de rouge, les militants d’Hugo Chávez ont été organisés en «bataillons» et en «pelotons» pour l’élection présidentielle.

Caracas — Atmosphère de guerre froide à trancher au couteau au Venezuela, où a lieu demain une élection présidentielle qui, d'après les sondages, devrait reporter pour six ans au pouvoir ce phénomène dérangeant de la gauche socialiste latino-américaine qu'est Hugo Chávez.

D'un côté, un président qui diabolise George W. Bush et qui considère l'opposition vénézuélienne comme le laquais de l'empire américain. De l'autre, une opposition qui tient Chávez pour un «cubano-castriste communiste», un dictateur en puissance, un fossoyeur des libertés individuelles. Pris entre les deux, les gens se ruaient cette semaine sur les supermarchés de Caracas pour remplir leur frigo, en partie parce que commence à s'emparer d'eux la boulimie du temps des Fêtes mais surtout parce que l'intensité de la guerre politique qui sévit dans le pays donne des angoisses et fait craindre des violences et de l'instabilité postélectorale.

À poser des questions aux passants sur la place du grand centre commercial El Chacaíto, on voit bien que la situation inquiète. «On peut s'attendre à tout, dit Roger Paras, chauffeur de camion. Pourvu que le candidat vaincu accepte la défaite.» Rien ne paraît moins sûr depuis quelques jours. Devant la victoire annoncée de Chávez, l'opposition, qui s'est coalisée autour du social-démocrate Manuel Rosales, gouverneur de l'État pétrolier de Zulia, sème à tout vent, appuyé par les journaux et les télévisions privées, des soupçons de manipulation du vote de la part du Conseil national électoral (CNE), dominé par les chavistas, et des doutes sur l'intégrité des appareils d'identification biométrique des électeurs (par empreintes digitales) qui seront utilisés dans les bureaux de vote. En conférence de presse, jeudi, Chávez a accusé l'opposition de fomenter contre lui un coup d'État et de vouloir «ruiner le Noël des Vénézuéliens». Il a menacé de mettre la clé sur la porte des médias qui s'aventureraient à tenter d'influencer le vote en diffusant des sondages de sortie des urnes avant la fermeture des bureaux de scrutin. Hier matin, des officiers de l'armée vénézuélienne ont montré à la télé copie d'une affiche appelant à «une grande manifestation contre la fraude» le 5 décembre, surlendemain de l'élection. «La fraude est impossible, dit Chávez, on n'aura jamais vu élection plus démocratique. Des observateurs de l'Union européenne et de l'Organisation des États américains seront sur place. Le fait que nos opposants évoquent d'avance la fraude est bien la preuve qu'ils savent que je vais gagner.»

Caracas est une ville bondée et étalée de quatre millions d'habitants, prisonnière des embouteillages klaxonnants (on fait le plein d'essence au Venezuela pour 2 $US) et ceinturée de belles montagnes d'où dégoulinent les bidonvilles, les ranchos, le coeur de l'électorat chavista. C'est la capitale toute en hauteur d'un pays assis sur une des plus grandes richesses pétrolières au monde mais dont les gouvernements successifs des 50 dernières années n'ont pas su — ou voulu — partager la manne avec l'ensemble de la population. Avec le résultat qu'une bonne moitié des 28 millions de Vénézuéliens vivent toujours avec moins de 2 $US par jour. «On ne peut pas comprendre le Venezuela sans partir du fait fondamental qu'il est formé de deux blocs distincts: une majorité oubliée et une oligarchie capitaliste, une minorité qui a tout planifié en fonction de ses intérêts», dit Oscar Palacios, chef des nouvelles de Temas Venezuela, un hebdomadaire pro-Chávez. Ce sont ces oubliés, et une partie de la classe moyenne, qui élisent triomphalement en 1998 le colonel Chávez, six ans après son putsch militaire raté de 1992. Réélu en 2000, survivant d'un bref coup d'État en 2002 et d'un référendum révocatoire orchestré par l'opposition en 2004, il mène depuis huit ans sa «révolution bolivarienne» tambour battant en la finançant avec des milliards de pétrodollars. Deux cents ans après Simon Bolivar, qui a lutté au XVIIIe siècle contre l'Espagne et obtenu l'indépendance du Venezuela, de la Colombie, du Pérou, de la Bolivie et de l'Équateur, Chávez considère les États-Unis comme le pouvoir impérial dont toute l'Amérique latine doit être libérée. Enfant, disait-il en entrevue en 1999, «mon héros, ça n'était pas Superman, c'était Bolivar». Avec le résultat qu'il est devenu la voix la plus radicale d'une gauche latino-américaine qui a pris le pouvoir sous différentes formes au Brésil, en Argentine, au Chili, en Uruguay, en Bolivie et, tout récemment, en Équateur et au Nicaragua. À l'intérieur, il a érigé en pouvoir parallèle à la fonction publique ce qu'on appelle ici des misiones (des missions sociales), des organisations de développement en matière de santé, d'éducation et de logement, piliers du grand projet de «démocratie participative» du pouvoir bolivarien. Les succès sont indéniables, quoi qu'en disent ses détracteurs, si ce n'est que parce qu'il donne un coup de main à ceux qui n'ont absolument rien. Dans le cadre de la mission Robinson, des millions de personnes ont appris à lire et à écrire, ce qui autorise aujourd'hui le gouvernement à prétendre que le Venezuela est maintenant libre d'analphabétisme. En santé, la mission Barrio Adentro (Dans les quartiers), l'une des plus médiatisées pour avoir eu recours à 15 000 médecins cubains, a installé dans les bidonvilles des cliniques (des édifices octogonaux peints en rouge) qui ont réalisé des dizaines de millions de consultations médicales. Les traitements contre le VIH/sida et le cancer sont gratuits pour les plus déshérités. M. Chávez, qui a 52 ans, aime à dire que, s'agissant de refonder la société vénézuélienne, il faut «semer le pétrole», référence à l'expression imaginée par un écrivain des années 1930, Arturo Uslar Pietri, pour décrire la nécessité d'utiliser les revenus pétroliers afin de diversifier l'économie. Profitant des prix élevés du brut, c'est par milliards de dollars que les revenus de la PDVSA, la pétrolière d'État et vache à lait de la révolution bolivarienne, sont redistribuées dans la population. «Au Venezuela, il n'y a pas de bon ou de mauvais politicien, avertit cependant un adage populaire. Il n'y a qu'un prix élevé ou bas du pétrole.» Qu'arrivera-t-il donc le jour où les prix chuteront? Le gouvernement prétend se prémunir contre cette éventualité et faire des réserves, mais beaucoup de Vénézuéliens ont encore frais à la mémoire la crise des années 80, quand les prix du pétrole se sont écroulés.

Faut-il avoir peur d'Hugo Chávez? «La peur n'existe que parmi ceux qui peuvent se la payer», ironise M. Palacios, assis dans son petit bureau surclimatisé, les discours du président réunis en sept gros volumes posés sur une étagère de la bibliothèque derrière lui. Allusion aux quartiers aisés de l'est de Caracas.

«Chávez a provoqué l'émergence d'une culture civique, d'un parlementarisme social de la rue qui a brillé par son absence tout au long de notre histoire», s'extasie le commentateur Alfredo Toro Hardy dans les pages d'El Universal, un quotidien qui ne fait pourtant pas de quartier au président. Même le candidat de l'opposition, Manuel Rosales, prend acte, lui qui a proposé en campagne de distribuer aux plus pauvres une carte bancaire par laquelle il leur serait directement transféré une partie des revenus pétroliers. «Ce n'est pas du populisme, c'est de la justice sociale», soutient-il. Élu, il conserverait en outre plusieurs des programmes institués par M. Chávez, mais en changeant leur nom. À vue de nez, le Venezuela est loin de ressembler à un État autoritaire, quoi qu'en disent les détracteurs de Chávez. Contrairement au Cuba de Fidel Castro, la presse d'opposition y est libre et vociférante, l'entreprise privée fleurit et le commun des Vénézuéliens consomme et s'endette avec la même frénésie que n'importe quelle autre société capitaliste. «Les banques et les sociétés de télécommunications ont fait d'énormes profits cette année, souligne M. Palacios. Chávez n'est pas communiste, il est socialiste: il veut mettre l'économie de marché au service de l'économie sociale.» Très charismatique et prenant grand plaisir à en exploiter les ressorts, M. Chávez se dépensait cette semaine, au cours d'une entrevue télévisée, en longues analyses fines de la société vénézuélienne. L'homme, de toute évidence, connaît sa matière. Pour autant, sa façon de gouverner et sa rhétorique incendiaire font redouter qu'il existe chez lui une tendance à avancer, lentement mais sûrement, dans une direction autoritaire. Ses militants, vêtus de rouge, ont été organisés en «bataillons» et en «pelotons» pour la présidentielle. Chávez évoque régulièrement l'éventualité d'un affrontement militaire avec les gringos. Une fois réélu, il compte modifier la Constitution pour pouvoir briguer d'autres mandats, signe certain qu'il cherche à s'installer au pouvoir à vie. Il a élargi la composition de la Cour suprême de manière à y installer des juges qui lui sont favorables. Il finance les missions sociales de façon discrétionnaire, hors de tout contrôle réglementaire, ce qui en fait moins, selon certains, des instruments de véritable développement social que de captage électoral.

Partie de Cuba à la fin des années 60, Lucimey Lima craint Chávez comme la peste pour toutes ces raisons. «Chávez a déjà dit qu'il n'y aurait qu'un seul parti», affirme cette chercheuse en neurochimie de l'Institut vénézuélien de recherche scientifique. «Pas question que je vote pour un militaire, atteint de surcroît de mégalomanie.» Elle s'en méfie d'autant plus qu'à son avis, ses programmes sociaux, trop atomisés, ne donnent pas les résultats qu'il prétend. «Il ne dépense pas de manière à garantir des résultats durables, dit-elle. Ses politiques sociales sont incohérentes. Ce ne sont pas des médecins cubains qui vont compenser l'état déplorable dans lequel se trouvent les hôpitaux publics du pays.»

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