Comprendre la violence au Soudan en 5 questions

Cette image satellite prise le 17 avril montre des avions détruits à l'aéroport international de Khartoum, la capitale soudanaise. La violence a éclaté tôt le 15 avril après des semaines de tensions entre le chef de l'armée et son adjoint.
Photo: Photo fournie par Maxar Technologies via Agence France-Presse Cette image satellite prise le 17 avril montre des avions détruits à l'aéroport international de Khartoum, la capitale soudanaise. La violence a éclaté tôt le 15 avril après des semaines de tensions entre le chef de l'armée et son adjoint.

Le Canada se démène depuis plus d’une semaine pour évacuer ses citoyens et ses diplomates du Soudan, à l’instar de multiples autres pays. Khartoum, la capitale soudanaise, meurtrie par de violents combats entre des factions rivales, s’enfonce dans le chaos. L’énorme pays de 45 millions d’habitants se dirige-t-il vers une guerre civile?

Que se passe-t-il au Soudan depuis le 15 avril ?

Peu d’informations fiables filtrent hors du Soudan. Des photos de résidences détruites par des missiles ont circulé sur Internet, sans pouvoir être contre-vérifiées, de même que des vidéos d’avions de chasse rasant les toits de la capitale du pays, Khartoum. Des bombardements ont été rapportés par diverses agences de presse. Un incendie a anéanti une partie de l’aéroport khartoumais. Des tentatives d’assassinat visant des politiciens ont été rapportées par un média local, le Sudans Post, qui craint un « coup d’État ».

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Ce texte est publié via notre section Perspectives.

Ces rixes résultent d’une lutte entre une faction rebelle de l’armée et le reste du corps militaire qui administre le Soudan. En deux semaines, les affrontements ont fait au moins 500 morts, plus de 4000 blessés et provoqué la fuite de plus de 75 000 personnes, selon l’ONU. Plusieurs hôpitaux ont été réquisitionnés par des milices armées, indique l’Organisation mondiale de la santé.

Des reporters locaux font état « de corps gisant dans les rues » et d’une absence complète d’électricité et d’eau dans de grands secteurs de la capitale.

L’armée soudanaise a publié sur sa page Facebook une image de chars blindés calcinés appartenant présumément à la faction rebelle, un nouvel indice qui confirme de féroces affrontements pour le contrôle de la capitale.

Cette flambée de violence s’inscrit dans une suite de conflits dans un pays depuis longtemps au bord de l’effondrement. Un coup d’État — réussi celui-là — a éjecté du pouvoir en 2019 le dictateur militaire Omar el-Béchir, qui était à la tête du Soudan depuis 30 ans. Cette révolution avait alors ouvert la porte aux espoirs d’un renouveau démocratique. Quatre ans plus tard, ces espoirs paraissent bien minces.

Qui est responsable de cette flambée de violence ?

Deux hauts gradés de l’armée soudanaise s’affrontent dans cette lutte au sommet de l’État. Le général Abdel Fattah al-Burhane, chef officiel de l’armée et actuel chef d’État du Soudan depuis le putsch de 2021, tente de résister contre la subversion du leader des forces paramilitaires, le général Mohamed Hamdan Daglo, dit « Hemeti ».

« L’objet des tensions depuis plusieurs mois, c’était la réforme du secteur de sécurité, c’est-à-dire l’intégration des forces paramilitaires, qu’on appelle aussi les Forces de soutien rapide, à l’armée traditionnelle », explique Anne-Laure Mahé, docteure en science politique à l’Université de Montréal et spécialiste de la transition politique actuelle au Soudan. « C’était en cours depuis plusieurs mois. Ça faisait partie des accords trouvés après le coup d’État de 2021 réalisé à la fois par l’armée traditionnelle et les paramilitaires. C’est ça, le nœud de la guerre. […] Tout le monde sait très bien que ces deux factions armées forment une alliance qui ne pouvait pas fonctionner sur le très long terme, parce qu’à un moment se pose la question de qui dirige vraiment. Tous les deux [al-Burhane et Hemeti] veulent diriger. »

Photo: Photo fournie par les Forces de soutien rapide via Agence France-Presse Dans cette image tirée d'une vidéo publiée par les Forces de soutien rapide paramilitaires soudanaises le 23 avril, des combattants brandissent des fusils d'assaut alors qu'ils traversent une rue dans le district du Nil oriental du Grand Khartoum.

Un troisième général menace d’entrer dans cette danse macabre. Le dictateur déchu Omar el-Béchir, emprisonné depuis son renversement en 2019, aurait trouvé un moyen de s’évader de sa prison dans le tourbillon chaotique qui balaie le pays. Mais l’armée assure qu’il est toujours « sous la garde de la police judiciaire ». Des sources du média Al-Jazeera indiquent que « des membres de la famille de l’ancien président el-Béchir [attendent] la fin des combats pour qu’il puisse être jugé et prouver son innocence ».

Sa réapparition sur la scène politique viendrait brouiller les cartes d’un jeu déjà passablement compliqué.

Quel est le rôle des grandes puissances dans ce conflit ?

Le Soudan se trouve au centre de fortes convoitises. L’Égypte tient à ce que le Soudan demeure une dictature militaire, tout comme elle. L’Arabie saoudite soutient les courants islamistes soudanais. Ces deux nations arabes s’approvisionnent en nourriture dans ce pays où l’agriculture représente un peu moins du tiers du PIB. La Russie tente depuis des années d’implanter une base militaire à Port-Soudan et de tirer profit des riches mines d’or de ce pays. Les Occidentaux rêvent plutôt de démocratie dans ce coin reculé de l’Afrique, bien que cela soit très loin sur leur liste de préoccupations.

Somme toute, aucune puissance étrangère n’a vraiment de pouvoir sur ce pays décousu et difficile d’accès.

« Ceux qui en tirent profit, ce sont les gens qui vendent des armes, observe Anne-Laure Mahé. Dans l’ensemble, même si on peut dire que certains se trouvent dans un camp ou dans l’autre, je pense qu’actuellement tout le monde est un peu pris au dépourvu par l’ampleur et la rapidité avec laquelle la situation s’est dégradée. Ce n’est dans l’intérêt de personne que ce conflit s’éternise et devienne plus important qu’il ne l’est déjà. »

À l’instar de plusieurs autres pays, le Canada a déménagé l’essentiel de son corps diplomatique au Soudan dans « un endroit en sécurité » sur le continent africain, ont confirmé de hauts fonctionnaires fédéraux cette semaine à la presse. Quelque 200 ressortissants canadiens ont été évacués jusqu’à présent et environ 800 « ont levé la main » pour obtenir de l’aide en ce sens, selon la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly. Un peu moins de 1700 Canadiens se trouvent présentement au Soudan.

Quelles sont les conséquences de ces affrontements ?

Ces luttes internes concernent pour l’instant surtout le gouvernement et le peuple soudanais. Un conflit prolongé pourrait avoir des répercussions seulement indirectes pour le Canada, les échanges commerciaux et culturels étant limités entre le Soudan et le reste du monde.

Le prix du café et de certains métaux pourrait notamment grimper si l’économie soudanaise venait à s’arrêter complètement.

« Le grand risque dans ce conflit, c’est que finalement ça déplace des milliers, voire des millions de personnes dans d’autres pays, et que ça aggrave la situation dans les pays limitrophes », indique Jabeur Fathally, directeur par intérim du Centre de recherche et d’enseignement sur les droits de la personne de l’Université d’Ottawa. « Le conflit va déstabiliser toute la région de la Corne d’Afrique et de l’Afrique de l’Est, mais également toute la géopolitique de l’Afrique, parce qu’on peut assister à des ramifications territoriales. Le Soudan déchiré par une guerre civile va être visé par d’autres acteurs régionaux. L’Éthiopie pourrait avoir intérêt à s’approprier certains territoires, par exemple. »

Photo: Agence France-Presse Des personnes fuyant les combats attendent avec leurs affaires le long d'une route dans la partie sud de Khartoum, le 21 avril. Un exode massif est anticipé par les Nations unies alors que des milliers de personnes ont fui le Soudan dans les derniers jours.

Est-ce que le Soudan se dirige vers une guerre civile ?

Puisque les escarmouches résultent d’une lutte de pouvoir entre différentes factions de l’armée soudanaise, et non de luttes ethniques ou idéologiques, le pays n’est pas (encore) en proie à une guerre civile.

Deux scénarios se profilent à moyen terme, selon M. Fathally. « Il y a un scénario optimiste, où la pression qui va être exercée sur les belligérants peut permettre, dans quelques semaines ou quelques mois, d’arriver à un accord. Selon le scénario pessimiste, le conflit va s’enliser et va affecter toute la région de l’Afrique de l’Est, parce que les grandes puissances sont occupées par d’autres choses plus importantes que le conflit au Soudan. »

« Ça ne marche pas, d’inciter au dialogue avec les militaires. Il faut arrêter de chercher le consensus, parce qu’on ne peut pas avoir de consensus, en fait, dans cette situation-là », affirme Anne-Laure Mahé, qui a travaillé dans le pays à plusieurs reprises. Selon elle, les puissances démocratiques mondiales devraient plutôt soutenir les « comités de résistance » nés au lendemain du coup d’État de 2019 si elles souhaitent un apaisement durable. « Ce sont ces organisations au niveau des quartiers, qui ont émergé pendant la révolution, qui aujourd’hui font tout un travail humanitaire. […] Ce sont ces acteurs-là qui sont le plus porteurs de démocratie. »

Dur, donc, de prévoir comment réagira la société civile soudanaise prise en étau par cette lutte de pouvoir. Car, comme le dit un proverbe, quand deux éléphants se battent, c’est l’herbe qui souffre.



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