Terres volées par des colons blancs: des Kényans réclament la justice

Photo: Adrienne Surprenant MYOP Des tas de feuilles de thé fraîchement coupées dans les champs de thé d’Ekaterra, en périphérie de Kericho

Elizabeth Chepkemoi, 86 ans, se rappelle encore très bien quand les Britanniques, armés, ont débarqué dans son petit village dans le comté de Kéricho, au Kenya, dans les années 1940. « Ils nous ont évincés en brûlant les maisons et ils ont volé nos chèvres pour les apporter de l’autre côté de la route, lance-t-elle. Je l’ai vu de mes yeux. »

Comme tout le monde dans la région, celle-ci vivait avec sa famille sur des terres communales avant d’en être chassée. Par la suite, ils avaient besoin d’un laissez-passer spécial pour se promener sur les nouveaux territoires des colons blancs, qui cultivaient le thé. « Les jeunes qui s’introduisaient sans permission étaient battus et forcés de tenir une roche sur leur tête en guise de punition », raconte-t-elle. « Qui est censé être l’intrus originel, entre un Blanc et un indigène ? » demande-t-elle.

En 1895, les Britanniques ont commencé à régner sur le Kenya. Les survivants des tribus kipsigi et talai rencontrés par Le Devoir ont été profondément marqués par les multiples violences coloniales et les vols de terres survenus dans la région jusqu’en 1963, date à laquelle le pays a obtenu son indépendance.

Photo: Adrienne Surprenant MYOP Elizabeth Chepkemoi, 86 ans, a vu les Britanniques brûler leurs maisons, au moment des expropriations, et vit aujourd’hui en périphérie de Kéricho. À droite, un détail de la maison de David Ngasur.

Les populations locales vivaient dans la crainte. « Ils battaient les gens », dit Elizabeth. Son grand-père en est mort. D’autres ont été envoyés au camp de détention de Gwassi, où les conditions de vie très difficiles ont causé la mort de plusieurs d’entre eux. « Quand je vois des Blancs, ça me brûle l’estomac, laisse tomber la vieille femme. Si on nous indemnise et qu’on nous redonne nos terres, je vais pardonner. »

Le Kenya est l’un des grands exportateurs de thé dans le monde et la ligne de fracture est bien présente entre les réserves rurales autochtones, où vivent les déplacés, et les immenses plantations du comté de Kéricho. Les survivants estiment que près de 200 000 acres sont maintenant la propriété de multinationales qui vendent leur thé à travers le monde, comme Ekaterra — qui possède la célèbre marque Lipton —, Unilever, Finlays et Williamson Tea. Celles-ci n’ont pas donné suite aux demandes du Devoir.

L’histoire sombre de la région contraste avec son décor enchanteur. Les champs de feuilles verdoyantes, qui ondulent sous le soleil sur des kilomètres le long de la route, forment des carrés bien délimités et entretenus. Des travailleurs coupent et récoltent les feuilles de thé dans de grands sacs, sous le regard de policiers armés de carabines qui surveillent les plantations. Dans un champ appartenant à Ekaterra, les travailleurs, accueillants, sont peu disposés à répondre aux questions des journalistes. Rapidement, on nous dirige vers les gestionnaires.

Photo: Adrienne Surprenant MYOP Les maisons des travailleurs des grands propriétaires exploitants de thé, comme Unilever, en périphérie de Kéricho
Photo: Adrienne Surprenant MYOP Joel Kimetto, activiste kipsigi. À droite, un livre d’archives coloniales utilisé par David Ngasura.

« C’est magnifique ici, ce n’est pas surprenant que les Britanniques s’y soient installés, laisse tomber Joel Kimetto, un dirigeant du clan kipsigi. Les compagnies font d’immenses profits sur la souffrance des gens d’ici, dont les terres ont été volées. Nous voulons obtenir justice. » En 2021, un rapport de l’ONU a chiffré à 500 000 le nombre de personnes qui ont souffert de violences sous le règne britannique violant leurs droits, dont des violences sexuelles, de la torture, des tueries, des traitements inhumains, des détentions arbitraires et des déplacements forcés.

Combat juridique

120 000 Kipsigis et Talais sont présentement représentés par une équipe d’avocats du Royaume-Uni et du Kenya, qui ont entrepris des démarches judiciaires en 2014 à la suite de l’appui et de l’intervention du gouvernement du comté de Kéricho.

Ils se sont activés à rassembler des documents d’archives au Kenya et au Royaume-Uni, ainsi que des témoignages de survivants durant l’occupation. « À l’époque, il n’y avait pas de titres de propriété sur les terres communales des Kipsigis et des Talais. Les titres ont été introduits par le gouvernement, qui était bien sûr colonial, explique l’un des avocats, Joel Kimutai Bosek. L’administration coloniale britannique consignait tout sur papier, même la façon dont ils brûlaient les maisons. »

Des démarches ont été entamées devant la Commission nationale foncière et des tribunaux kényans. Et, l’année dernière, une poursuite a été déposée contre le gouvernement britannique pour demander réparation devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), une juridiction internationale dont la convention a été signée par le Royaume-Uni. Les victimes demandent 168 milliards de livres sterling (280 milliards de dollars canadiens) en indemnisations et des excuses de la part du Royaume-Uni.

« Le gouvernement britannique est vraiment têtu et ne veut pas assumer ses actes ni admettre sa responsabilité, déplore Joel Kimutai Bosek. Ils ne veulent pas ouvrir une boîte de Pandore. »

Photo: Adrienne Surprenant MYOP Cosmas Chepkwony Kipkoech, qui vient de finir des études en marketing, se dit toujours révolté de l’injustice subie par ses ancêtres à l’époque coloniale.
Photo: Adrienne Surprenant MYOP Archives de journaux parlant de la problématique des expropriations de terres au profit de compagnies de thé.

Invité à commenter la situation, le bureau britannique des Affaires étrangères et du Commonwealth a répondu par écrit au Devoir avoir reconnu en 2013 que « les Kényans avaient été victimes de mauvais traitements de la part de l’administration coloniale ». « Nous regrettons que ces mauvais traitements historiques aient eu lieu et qu’ils aient entravé les progrès du Kenya vers l’indépendance », ajoute-t-on.

Cosmas Chepkwony Kipkoech, qui réside en périphérie de la ville de Kéricho, parle des injustices passées avec une colère contenue. « Mon grand-père a été évincé et il m’a raconté les histoires. Mon arrière-grand-mère aussi », souligne le jeune homme de 25 ans, qui vient d’obtenir son diplôme universitaire en marketing. Il assure que sa génération n’a pas oublié. « C’est une logique de suprématie des pays européens. Comme ce fut le cas en Amérique du Nord, avec les Cherokees ou les Apaches, affirme-t-il. Le nouveau roi Charles devrait intervenir et faire quelque chose. »

Mais certains sont plus nuancés. « Des voisins nous dérangent, ils disent que leurs parents ou leurs grands-parents ont été chassés, raconte Rono Chepkwony, gestionnaire de la coopérative de thé Mau, propriété de Kipsigis et qui produit le thé de marque Tilya. Mais d’un autre côté, c’est très difficile de prouver que l’information est vraie. Certains vont en tirer parti. »

Photo: Adrienne Surprenant MYOP Un plan de thé dans les champs de thé d’Ekaterra. À droite, la coopérative de thé Mau, propriété de Kipsigis, produit le thé de marque Tilya.

Le domaine était la propriété d’un homme blanc et, comme c’est parfois le cas dans la région, un homme noir avec des moyens, Mark Too, l’a acheté. Il l’a ensuite vendu à la communauté en 2001. Celle-ci utilise encore des méthodes traditionnelles, ce qui préserve un nombre très élevé d’emplois dans la communauté. Elle compte près de 500 travailleurs dans sa plantation et dans son usine de transformation des feuilles en thé noir.

« Cela donne du pouvoir à notre communauté, et ça nous rend autosuffisants », soutient Rono Chepkwony, qui insiste sur le fait que les gestionnaires des multinationales installées à proximité ne viennent pas de la région. Mais il ne les voit pas comme des ennemis. « Ce sont des concurrents, dit-il. Nous voulons surtout sentir que nous sommes propriétaires de nos propres choses. »

Photo: Adrienne Surprenant MYOP Des feuilles de thé sont séchées à la coopérative de thé Mau.

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.

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