Le deuxième lac d’eau douce au monde s’asphyxie

Photo: Adrienne Surprenant MYOP Le groupe de chercheurs accuse le réchauffement climatique de bouleverser l’écosystème du lac.

Toutes les deux semaines, une équipe de scientifiques du Kenya Marine and Fisheries Research Institute (KMFRI) prend place dans un bateau à moteur pour analyser l’eau du lac Victoria, deuxième bassin d’eau douce au monde. Le lac, dont l’état se détériore, fait face à de nombreux défis : la pollution, la surpêche et, depuis récemment, des températures anormales qui contribuent à l’asphyxier.

Photo: Adrienne Surprenant MYOP James Achiya, technicien de laboratoire, ouvre une valise contenant un YSI qui permet de mesurer des paramètres multiples de qualité de l’eau, pendant une démonstration des analyses réalisées régulièrement par les scientifiques de KIMFRI sur le lac Victoria.

James Achiya, 54 ans, technicien de laboratoire, plonge un instrument Yellow Spring (YSI) dans l’eau de la baie de Kisumu. Il enregistre immédiatement une température de 27,9 degrés Celsius à la surface. « C’est chaud », commente-t-il. Un extrême rarement vu. Habituellement, la température oscille entre 25 et 27 degrés. « Le niveau d’oxygène est très bas, ajoute-t-il. Plus qu’à la normale. »

Le Kenya est frappé par une sécheresse sans précédent, et avec celle-ci viennent des températures de l’air plus élevées. Le groupe de chercheurs accuse le réchauffement climatique de bouleverser l’écosystème du lac. « L’eau à la surface devient plus chaude, et l’eau du lac est plus stratifiée et épaisse », explique Fredrick Guya, chercheur spécialisé en environnement et en écologie. L’eau réchauffée absorbe moins d’oxygène et se mélange moins avec les couches d’eau plus profondes.

Photo: Adrienne Surprenant MYOP James Achiya, 54 ans, technicien de laboratoire, prend des coordonnées GPS ; des poissons morts flottent à la surface du lac.
Photo: Adrienne Surprenant MYOP Kisumu, sur les rives du lac Victoria

Photos à l’appui, Fredrick Guya raconte que de grandes quantités de poissons sont morts récemment, dont un bon nombre dans les cages d’élevage flottantes, un phénomène qui s’accentue depuis quelques années. « C’est à cause de la remontée des eaux, causée par des vents forts, explique-t-il. L’eau du fond est basse en oxygène et très froide, et elle contient des éléments toxiques. L’eau remonte, et les poissons suffoquent et meurent. » La croissance et la reproduction des poissons sont aussi perturbées à cause de l’eau plus chaude.

Alors que nous circulons en bateau, l’eau opaque et verdâtre attire notre attention. Le scientifique, qui mesure également les niveaux de pollution, explique que c’est à cause de la grande quantité de nutriments issue des déversements d’engrais en provenance des activités agricoles, d’eaux usées mal ou non traitées et des activités industrielles. « L’origine est humaine », dit-il, en plus de pointer du doigt l’urbanisation galopante.

Cela provoque une prolifération d’algues qui réduisent elles aussi la quantité d’oxygène, dont les poissons dépendent pour survivre. La jacinthe d’eau, une plante invasive qui carbure aux nutriments, mais dont la croissance est maintenant relativement contenue dans le secteur, accapare elle aussi l’oxygène.

Photo: Adrienne Surprenant MYOP Edwin Ochieng Odhiambo dirige la barque pendant que son collègue tend les filets.

Moins de poissons

Le lac Victoria est le plus grand bassin de pêche intérieure du monde. Près de 50 millions de personnes en dépendent sur ses berges au Kenya, en Ouganda et en Tanzanie. L’introduction de la perche du Nil dans les années 1950 par les Britanniques a contribué à l’essor économique du lac, mais le poisson a bousculé l’écosystème et a fait disparaître des dizaines d’espèces indigènes. Victime de la surpêche, il est désormais lui aussi en voie de disparition.

Les pêcheurs que nous avons rencontrés le constatent : ils attrapent moins de poissons qu’auparavant. « Hier, nous avons attrapé 14 tilapias, raconte Edwin Ochieng Odhiambo, 21 ans, rencontré tôt le matin. Certains jours, nous n’attrapons rien du tout. »

Assis dans une barque à voile qui avance tranquillement, son collègue déroule au fur et à mesure dans l’eau un filet mince et long d’une cinquantaine de mètres. Les deux repasseront vers midi pour récolter leurs prises. Ils les vendront ensuite sur les berges de la plage Dunga, et remettront plus de la moitié de leurs gains à leur patron, qui possède le bateau. « Trop de gens pêchent, il n’y a pas assez de poissons pour le nombre que nous sommes », croit Edwin.

Photo: Adrienne Surprenant MYOP Moris, secrétaire de la coopérative de pêcheurs de Dunga
Photo: Adrienne Surprenant MYOP Pêcheurs de retour d’une nuit de travail et vendeuses de poissons commercent à la plage Dunga.

Les pêcheurs attrapent 30 % moins de poissons qu’auparavant, rapporte un des gestionnaires de la plage Dunga, Nicholas Owiti Didi. « Par le passé, nous pouvions avoir trois tonnes de poissons par jour. Présentement, nous recevons moins d’une tonne, dit-il. Le déclin est en cours depuis 2000. » Ceux qui ont plus de moyens financiers se tournent donc vers l’élevage en cages, dont le nombre a explosé depuis cinq ans. Mais la capacité du lac est limitée et il y a une surpopulation.

« Nous avons trop de cages dans le secteur, c’est un problème », souligne le chercheur Chrispine Nyamweya, qui évalue régulièrement les stocks de poissons dans le lac. « Un des problèmes est le manque de planification, il n’y a pas de contrôle, croit-il. La plupart des pisciculteurs ont placé les cages dans des endroits inappropriés, peu profonds et où l’eau est stagnante, pour des raisons économiques. » Les poissons d’élevage sont également en concurrence pour l’oxygène avec les poissons à l’état sauvage.

L’avenir l’inquiète. « Nous avons des problèmes localisés. Mais si ce n’est pas contenu, ça deviendra un problème global, soutient-il. C’est un lac immense, qui comporte en quelque sorte plusieurs petits lacs différents. Certains secteurs sont immaculés. L’environnement est naturel et n’est pas perturbé, l’eau est très claire avec plein de poissons. Mais à d’autres endroits, on voit de grands niveaux de pollution et des pratiques de pêches non durables. »

Les pêcheurs qui utilisent des filets de pêche illégaux et attrapent de jeunes poissons inquiètent particulièrement, car ils nuisent au renouvellement des stocks.

Photo: Adrienne Surprenant MYOP La Kibos Sugar and Allied Industries est accusée par les résidents de déverser des déchets toxiques dans la rivière Kibos, qui se jette dans le lac Victoria.

Pollution dénoncée

Des chercheurs ont établi que la rivière Kisat, dont l’embouchure se situe dans la baie de Kisumu, est contaminée par les eaux usées provenant des diverses activités humaines le long du cours d’eau. Et à Kibos, au nord de Kisumu, les résidents accusent la Kibos Sugar and Allied Industries, une usine de fabrication de sucre, de polluer la rivière qui se jette dans le lac Victoria, ce que nie la compagnie.

Au bord de la rivière Kibos, au sud de l’usine, l’odeur chimique prend rapidement aux narines et aux yeux. « Quand on se lave dans la rivière, la peau pique. Mais je n’ai pas le choix », rapporte Christopher Owiro, qui, comme plusieurs autres, n’a pas d’eau courante chez lui, et qui s’apprête à se laver. Jackline Auwor, qui vient régulièrement nettoyer les vêtements de sa famille dans la rivière, comme bon nombre de femmes, le confirme. « Notre corps pique une fois que le linge est séché et qu’on le porte », dit-elle.

Photo: Adrienne Surprenant MYOP Lilian Akoth Ouma et ses enfants, Owen et Lenox

En remontant la rivière, Le Devoir a constaté que des tuyaux en provenance du terrain de l’usine se jettent dans la rivière. Un liquide noir opaque s’échappe lui aussi dans le cours d’eau. En remontant plus haut, à côté des champs de canne à sucre, l’odeur chimique disparaît subitement, mais l’eau reste brunâtre.

Photo: Adrienne Surprenant MYOP Des pêcheurs tendent leurs filets au petit matin.

Des manifestations de résidents du village ont forcé depuis 2019 l’intervention à quelques reprises de la National Environment Management Authority (NEMA), l’organisme kényan de régulation environnementale. Mais tous les résidents rencontrés par Le Devoir disent n’avoir observé aucun changement. « C’est toujours aussi pollué, laisse tomber Lilian Akoth Ouma. L’usine a probablement donné de l’argent au gouvernement. »

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.



À voir en vidéo