Est-ce la fin de «l’exception tunisienne»?

À quelques jours du Sommet de la Francophonie, qui se tiendra à Djerba, en Tunisie, les 19 et 20 novembre prochains, Le Devoir est allé prendre le pouls de cette pointe avancée de l’Afrique à la fois si proche et si loin de l’Occident.
Jeudi en fin d’après-midi, une palette de sucre est arrivée au supermarché Monoprix de l’avenue Jean-Jaurès à Tunis. Une heure plus tard, les tablettes étaient pourtant aussi vides que la veille. Dans le temps de le dire, les clients se sont rués sur les précieux cristaux, qui manquent cruellement dans toutes les épiceries de la Tunisie. Pénurie de sucre, mais aussi de lait, de riz, d’huile, de café et de certains médicaments. Il y a même des jours où des grandes surfaces n’avaient plus de bouteilles d’eau.
« Je n’ai jamais vu le pays dans cet état », nous confie le journaliste Zied El Hani, avant d’affirmer à regret que « c’était mieux sous Ben Ali » ! La formule est lâchée. Pas un chauffeur de taxi, pas un coiffeur, pas une réceptionniste ne vous dira le contraire : sous le très corrompu dictateur Ben Ali, chassé du pouvoir en 2011 par la rue et l’explosion des printemps arabes, le pays était mieux géré. « À l’époque, les prix étaient abordables et le pays avait une croissance de 5 %, dit Zied El Hani. Aujourd’hui, le chômage officiel est à 18 % et l’inflation, à 9 %. En quelques mois, le kilo de tomates est passé d’un demi-dinar à trois ou quatre dinars. Ça n’est plus possible ! »
Originaire de Sidi Hmada, un village de montagne du centre du pays où poussent les derniers érables de Tunisie, El Hani est celui qui a utilisé le premier les mots « Révolution du jasmin » pour désigner le soulèvement de la jeunesse tunisienne en 2011. Déclenché en décembre après l’immolation par le feu du marchand ambulant Mohamed Bouazizi, ce soulèvement donnera le signal du départ aux révoltes qui balaieront le monde arabe de l’Algérie au Yémen.
« C’était le soir du 13 janvier », se souvient-il, attablé au Grand Café du théâtre, fréquenté par la jeunesse aisée et instruite du pays. Alors que Ben Ali venait de promettre de ne pas se représenter en 2014, l’article affirmait que la jeunesse en révolte « offrait des bouquets de jasmin aux enfants du peuple » pour conclure que, parfois, « la dignité passait avant le pain ».
Deux révolutions
« Nous n’en sommes plus là ! » déplore Hassen Zargouni, directeur général de Sigma Conseil, un bureau d’études implanté dans toute l’Afrique du Nord. Depuis, la Tunisie a connu huit gouvernements, dont aucun n’a pu s’entendre pour créer la Cour suprême, appliquer les règles électorales et instaurer une justice indépendante. Jusqu’à ce que le président Kaïs Saïed, plébiscité en 2019 par 72 % des électeurs, dissolve le Parlement et fasse adopter par référendum une nouvelle constitution lui octroyant tous les pouvoirs, de l’initiative des lois à la révocation des ministres.
Aujourd’hui, Hassen Zargouni risquerait cinq ans de prison et une amende de 50 000 dinars s’il révélait que la popularité du chef de l’État est en baisse, comme l’ont pourtant soutenu d’autres experts. La nouvelle constitution interdit tous les sondages trois mois avant l’élection législative anticipée qui aura lieu le 17 décembre prochain.
[Saïed] se voit comme un calife qui réforme une cité corrompue
« En 2011, il y a eu deux révolutions, dit-il. La première réclamait du pain et du travail et mobilisait les couches les plus pauvres de la population. La seconde, plus urbaine et minoritaire, réclamait plus de libertés et de démocratie. Notre erreur fut de penser que c’était la même. »
Ce sont les partisans de la deuxième qui ont pris le pouvoir, dit Zargouni. Mais, contrairement à leurs prédécesseurs, ils ne connaissaient rien à la gestion de l’État. « Les chicanes incessantes entre politiciens ont dégoûté les Tunisiens de la politique partisane et du Parlement. Kaïs Saïed fut la réponse de la population afin de s’affranchir de la politique partisane qui les avait trahis. »
Ancien professeur de droit au ton fade et au profil d’ascète s’exprimant dans un arabe littéraire, Kaïs Saïed semble venu de nulle part. Conservateur à l’intégrité incontestable, il l’emporte facilement en 2019 contre Nabil Karoui, un homme d’affaires issu des médias, accusé de corruption et qui a fait campagne de sa cellule. Saïed s’érige alors en partisan du peuple contre les élites corrompues et les partis politiques. Il dénonce tout particulièrement les islamistes d’Ennahda qui, après avoir tenté d’islamiser la Tunisie jusqu’en 2014, participèrent à tous les gouvernements de coalition. L’un de ses premiers gestes symboliques consiste d’ailleurs à changer la date anniversaire de la révolution, en substituant au 14 janvier, date de la chute de Ben Ali, le 17 décembre, qui marque le début des grandes manifestations populaires.
Un dictateur ?
« Saïed a un véritable projet politique, dit Vincent Geisser, qui enseigne à l’Université d’Aix-Marseilles. Il dit que la démocratie occidentale n’est pas faite pour la Tunisie et qu’elle n’est pas adaptée à la culture arabe. C’est un mélange de tiers-mondisme des années 1960 et de nationalisme arabe. Il se voit comme un calife qui réforme une cité corrompue. »
Devrait-on pour autant le qualifier de dictateur ? Cela ne fait aucun doute pour Hamadi Redissi. En cet après-midi ensoleillé, dans sa villa familiale de La Marsa, une paisible banlieue à 17 kilomètres de la ville où les Beys de Tunis venaient contempler la mer au XIXe siècle, il ne mâche pas ses mots. « Une dictature soft reste une dictature quand même, dit le politologue. Elle n’est pas sanguinaire, mais c’est un pouvoir despotique au-dessus des lois. Pour cela, pas besoin de blindés. »
La Tunisie était pourtant le pays arabe qui avait tous les atouts pour marcher vers la démocratie, rappelle-t-il. Dans le monde arabe et en Afrique, elle a toujours fait figure d’exemple tant pour la condition des femmes que pour la modernisation économique, sa classe moyenne ou sa culture civique.
« Nous avons réussi notre examen de passage, mais nous n’avons pas su gérer notre carrière démocratique, affirme-t-il. La démocratie ne peut pas survivre sans une certaine prospérité. » Dans la population, on parle aujourd’hui de la « décennie noire » pour désigner les années de démocratie. Le politologue craint que Kaïs Saïed n’utilise le Sommet de la Francophonie qui se tiendra les 19 et 20 novembre à Djerba pour « se redonner un peu de crédibilité, se normaliser et apparaître comme un pouvoir fréquentable ».
L’arbitraire du nouveau président, Lofti Hadji y a goûté. Alors que, dans la journée du 25 juillet 2021, Kaïs Saïed dissolvait le Parlement, dès la nuit venue la police expulsait de ses locaux les journalistes de la chaîne Al Jazeera. Pendant plusieurs mois, il a fait des directs du jardin du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT).
« On ne nous a jamais donné d’explication, dit le chef de bureau de la chaîne qatarie. Personne n’ose nous dire quand nous retrouverons nos locaux. Ça devient une règle générale en Tunisie, personne n’ose prendre de décision sans l’autorisation du président. J’ai pourtant voté pour lui en 2019. J’y croyais. J’ai même essayé de convaincre mes amis. C’est un homme intègre, mais il n’a pas su résister à l’État profond et trouver les moyens de gouverner démocratiquement. »
Nombreux sont ceux qui croient pourtant qu’il fallait absolument sortir des rivalités de partis qui ont paralysé le Parlement. « Mais Saïed est allé trop loin », nous confie un de ses anciens ministres. Saïed représente un habile mélange de populisme de gauche et de populisme de droite, dit-il. Il exprime notamment le ras-le-bol des Tunisiens à l’égard des islamistes, aujourd’hui honnis dans la population pour leur incurie administrative, et cet « islam de marché » qui a ouvert le pays aux quatre vents.
Mais, dit-il, « ce n’est pas un dictateur. Il n’a pas la machine pour le devenir, pas de soutien dans l’armée et même pas de parti ». Ce qui l’inquiète le plus, c’est qu’un véritable potentat, qui ne serait pas Saïed, profite de la situation pour remettre de l’ordre comme l’avait fait à son époque Ben Ali.
L’exode des cerveaux
Comment s’étonner que, selon le dernier rapport du Baromètre arabe, 45 % des Tunisiens rêvent de s’expatrier ? Oubliez les boat people qui tentent de traverser la Méditerranée ; 80 % des expatriés tunisiens viennent de la classe moyenne et même supérieure, explique Hassen Zargouni. « En deux ans, plus de 1000 médecins et 5000 ingénieurs ont quitté la Tunisie à destination de la France, de l’Allemagne, du Canada ou des Émirats. C’est une véritable hémorragie. »
D’ailleurs, sans les transferts massifs de fonds des Tunisiens de l’étranger, en augmentation de 17 % au cours des six premiers mois de 2022, les finances du pays feraient naufrage. Autour de 2 milliards de dollars, ces virements représentent quatre fois les revenus du tourisme durant la même période.
Si Saïed est un dictateur, il risque de ne pas l’être longtemps, nous confie une source proche des arcanes du pouvoir. « Sous sa gouverne, la Tunisie ne peut aller que vers une crise économique et sociale. Le réveil pourrait être brutal. » Zied El Hani croit même que cela pourrait arriver au printemps, voire en janvier. « D’où l’importance de s’y préparer », dit-il. Vendredi dernier, une manifestation illégale spontanée s’est déroulée sur la prestigieuse avenue Bourguiba de Tunis. Ce n’est certainement pas la dernière.