La soif d’un temps nouveau

Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Mardi, les étudiants ont, pour une 10e semaine de suite, confronté le régime en place dans le but de se construire un autre avenir.

C’est sans doute l’assiette de « frites-omelette », sorte de poutine algérienne très prisée chez les jeunes, jumelée aux bruits du stade de soccer pris d’assaut par deux équipes amateurs en cette fin de journée juste à côté du restaurant, dans le quartier populaire de Raïs Hamidou au nord d’Alger, qui a fait dévier la conversation.

« Le mouvement actuel, c’est dans les stades de football de l’Algérie qu’il est né, résume Khaled, jeune graphiste dans la trentaine. C’est de là que tout est parti. » Il se souvient : nous sommes le 2 février et le Front de libération national (FLN) au pouvoir annonce qu’Abdelaziz Bouteflika, 82 ans, président devenu impotent et fantomatique après un AVC subi en 2013, va être candidat à sa propre succession. Pour un cinquième mandat. Celui de trop.

« La rumeur de cette candidature avait commencé à faire bouillonner un sentiment de révolte et de résistance chez les jeunes, poursuit-il alors que, derrière lui, le soleil se couche sur la Méditerranée. Sa confirmation, avec la « lettre à la nation » de Bouteflika diffusée le 10 février, l’a fait exploser ». En chanson, pour commencer.

Dans les stades du Mouloudia Club Alger (MCA), de l’Union sportive de la Medina d’Alger (USM) ou du Chabab Riadhi de Belouizdad (CRB), clubs des quartiers populaires de la ville, mais aussi dans ceux de partout à travers le pays, à Oran, Constantine, Béjaïa, Biskra, Béchar, Touggourt… l’affrontement amical entre les équipes locales devient alors prétexte à la revendication politique et sociale : marre de la corruption, des intérêts personnels qui s’affichent avec arrogance au sommet de l’État. Pas question d’un 5e mandat. Pas de persistance des figures du passé. Oui à la modernité.

Le pouvoir en place a pris conscience de la coupure entre les générations, la sienne et celle des jeunes qui sont plus ouverts, qui ont d’autres besoins, d’autres horizons, alors que les élites sont restées coincées dans leur nationalisme de la guerre de libération du pays, dans leur populisme de gauche mélangé à une économie de bazar

La jeunesse entonne en choeur un chant intitulé Casa del Mouradia. La Mouradia est le quartier du palais présidentiel à Alger. Le titre détourne celui de la série télévisée espagnole Casa del Papel, diffusée sur Netflix et relatant l’histoire d’un braquage spectaculaire. Les paroles dépeignent avec un humour très algérien et un sarcasme très contemporain les 20 années de l’ère Bouteflika en annonçant la suite des choses : « On en a assez de cette vie. »

« Parler de politique et du système en public a toujours été tabou en Algérie, résume, assis sur les marches d’une ruelle d’Alger, Nazih Cherouati, jeune informaticien dans la trentaine, influenceur du Web, qui a accompagné, avec d’autres, la naissance de ce mouvement sur les réseaux sociaux. Mais là, les jeunes le faisaient pour la première fois en toute liberté », légitimant ainsi l’appel des « ultras », ces partisans plus déterminés que les autres, à tenir une marche populaire le 22 février, un vendredi, jour de congé en Algérie, pour donner corps à cette opposition en train de naître.

Partout au pays, les jeunes Algériens sont descendus par millions dans les rues, incitant leur famille à emboîter le pas. La date, depuis, s’est installée dans les conversations quotidiennes comme le marqueur du début d’un temps nouveau.

 

Écoutez la rencontre avec Nazih Cherouati

 

Une mobilisation inédite

« En proposant un 5e mandat, le régime ne s’attendait pas à cette réaction-là ; l’opposition non plus d’ailleurs », fait remarquer Soufiane Djilali, chef du parti politique Jil Jadid (qui veut dire « Nouvelle génération »), rencontré à Zéralda, une banlieue populaire d’Alger.

« Il avait sans doute anticipé de petites tensions qui allaient, comme d’habitude, très vite s’estomper. » Mais le mouvement, l’Hirak, comme on dit ici, a trouvé du carburant pour être plus qu’un épiphénomène. Après 10 semaines, ce n’est pas que l’expression d’un ras-le-bol qu’il porte. Il montre désormais le visage d’une Algérie nouvelle qui se découvre elle-même dans son élan.

« Le 22 février, on s’est aperçus collectivement que l’Algérie était devenue une nouvelle société, résume M. Djilali. Pendant longtemps, les gens ont eu peur de la rue, par crainte de reproduire un conflit qui avait dépassé tout le monde dans la décennie 1990 », cette décennie noire marquée par le terrorisme et la guerre civile.

« D’un seul coup, les Algériens se sont aperçus qu’ils étaient désormais devenus une autre société. Le pouvoir en place, lui, a pris conscience de la coupure entre les générations, la sienne et celle des jeunes qui sont plus ouverts, qui ont d’autres besoins, d’autres horizons, alors que les élites sont restées coincées dans leur nationalisme de la guerre de libération du pays, dans leur populisme de gauche mélangé à une économie de bazar », dans lesquels les jeunes Algériens ne se reconnaissent pas.

L’appel au changement a la puissance du nombre. Et il est déjà en cours parce que nous avons vaincu la peur. Nous avons gagné parce que les jeunes s’intéressent plus que jamais à leur pays et expriment une conscience sociale qui déjoue les préjugés des élites, qui les croyaient déconnectés de la vie publique parce que trop connectés sur l’Internet.

Mardi, jour de la grande marche des étudiants, les mots ont circonscrit une nouvelle fois ce clivage dans les rues d’Alger, où les pancartes appelaient au départ des anciens, à la fin des magouilles, à la rupture totale des liens occultes entre les oligarques algériens, l’armée, la présidence, le clan Bouteflika avec l’ancienne puissance coloniale française, mais surtout à la construction d’une Algérie nouvelle et moderne capable de laisser éclore les aspirations des moins de 35 ans. Sur cinq Algériens, trois entrent dans cette tranche d’âge dont les yeux préfèrent regarder devant.

Médina, 20 ans, future ingénieure en génie civil, manifestait pour une « Algérie laïque » qui respecte « la diversité des opinions et des croyances », a-t-elle dit. Amar, aspirant vétérinaire, employait dans son discours les mots liberté, justice, démocratie, intégrité, alors que Saad, juriste en devenir, rêvait à voix haute d’un pays ouvert sur le reste du monde où l’administration publique cesserait de mettre des « bâtons dans les roues » à ceux qui veulent innover, entreprendre et avancer, et qui embrasserait enfin la technologie pour faciliter ses rapports avec les simples citoyens.

Une évidence pour des jeunes qui se déplacent en taxi dans la ville en utilisant les applications mobiles Tem Tem ou Yassir, des services efficaces calqués sur le modèle d’Uber, et qui aiment pester contre les vieux taxis, pas très sympathiques avec leurs attitudes et réflexes ancrés dans un autre âge.

La victoire en souriant

 

L’appel au changement a la puissance du nombre. Et il est déjà en cours, assure Nazih Cherouati, « parce que nous avons vaincu la peur », dit-il. « Il est trop tard pour le système. Nous avons gagné, parce que les jeunes s’intéressent plus que jamais à leur pays et expriment une conscience sociale qui déjoue les préjugés des élites, qui les croyaient déconnectés de la vie publique parce que trop connectés sur l’Internet, occupés à consommer et à produire des contenus négatifs. »

Mardi, sur les marches de la Grande Poste, épicentre de l’Hirak à Alger, Abdel-Hakim, 23 ans, a reconnu que, depuis le 22 février, son pessimisme face à son avenir en Algérie a été soudainement emporté par le vent de renouveau qui souffle désormais sur l’Algérie. « Comme tout le monde ici, j’ai de plus en plus espoir. »

Pour Soufiane Djilali, la mobilisation actuelle devrait perdre en intensité dans les prochains mois, mais ses effets, eux, ne vont cesser de croître, dit-il. « Il n’y a pas d’autres issues possibles pour le pays. Il va avancer vers une transition. Sa forme est encore incertaine, c’est vrai, mais elle est inévitable. »

Il ajoute : « Nous sommes en plein coeur d’une crise politique, mais nous avons dépassé son pic. Ce qui va suivre va être compliqué, oui, mais forcément plus positif. Depuis l’indépendance en 1962, l’Algérie a évolué, elle a de nouveaux repères, plus solides, qui la rendent plus mature face à d’éventuels chocs identitaires. Si, dans les prochaines années, nous sommes capables de nous donner un régime stable, un pouvoir légitime, il va y avoir ici encore plus d’espoir et encore plus d’euphorie. »

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat–Le Devoir.



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