

L’improbable survie et résilience d’un orphelin des massacres.
Un pays peut-il retrouver son humanité après avoir sombré dans une folie meurtrière si ardente ? Dans cette fissure du temps, qui a déchiré l’histoire du Rwanda en 1994, une blessure vive et profonde s’est incrustée, sans doute à jamais, dans le pays aux mille collines. Une plaie pansée à coups de justice réparatrice et de développement économique et social mené tambour battant. Vingt-cinq ans plus tard, le Rwanda va bien. En apparence.
Avec une croissance économique qui devrait avoir touché les 7,2 % en 2018 et une stabilité politique qui n’a pas fléchi depuis la fin du génocide, le Rwanda de Paul Kagame est une success-story, s’entendent les experts.
La Banque mondiale ne mâche d’ailleurs pas ses mots, parlant de « progrès spectaculaires » portés par « une forte croissance économique » et « une amélioration significative des conditions de vie ». Tous les indicateurs pointent vers cette image du phoenix qui renaît de ses cendres. Un phoenix qui a misé sur la justice transitionnelle pour réconcilier tout un peuple. Pendant que 93 têtes dirigeantes étaient mises en accusation au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), des dizaines de milliers de Rwandais ont été jugés par des gacacas, ces tribunaux communautaires qui privilégient la réconciliation plutôt que l’emprisonnement.
« Le pays a été reconstruit, il n’y a aucun doute là-dessus, convient Mamoudou Gazibo, professeur de science politique à l’Université de Montréal. En revanche, c’est une stabilité maintenue grâce à la main de fer du président Kagame. »
Adulé par les Rwandais, Paul Kagame est celui qui, en 1994, a dirigé les troupes du Front patriotique rwandais (FPR) vers le renversement du régime génocidaire, ce qui a mis fin aux massacres. Dans les 100 jours précédant cette marche victorieuse, de 800 000 à 1 000 000 de Tutsis et de Hutus modérés ont été exterminés. Voisins, amis, collègues et parfois même des membres d’une même famille ont transformé le pays, machette à la main, en une immense mare de sang. Paralysée, la communauté internationale est demeurée spectatrice.
Depuis 1994, le récit du génocide, savamment contrôlé par le FPR, permet à Paul Kagame de maintenir son emprise sur le pouvoir. « Le gouvernement a beaucoup utilisé son rôle dans le génocide comme source de légitimité », pointe Marie-Ève Desrosiers, professeure à l’École de développement international et mondialisation de l’Université d’Ottawa. Musellement des opposants — qui sont emprisonnés, exilés, voire assassinés —, entraves à la liberté de presse : tout est justifié par crainte que le pire ne survienne à nouveau. Une dérive autoritaire qui s’est accentuée dans les dix dernières années ; grâce à une réforme constitutionnelle, Paul Kagame, président depuis 2000, pourrait théoriquement rester en poste jusqu’en 2034.
Dans le narratif du génocide « beaucoup retravaillé par le FPR », Paul Kagame est ce sauveur, quasi messianique, présenté comme le seul et unique rempart contre une nouvelle dérive, explique Mme Desrosiers, qui étudie le Rwanda depuis une quinzaine d’années. Or, l’histoire met rarement en scène des personnages aux rôles si campés : des victimes (Tutsis), des bourreaux (Hutus) et un héros (Kagame). « Le quotidien des tueries était beaucoup plus complexe », avance la professeure, rappelant que de nombreuses zones d’ombre persistent.
Vingt-cinq ans plus tard, on ne sait d’ailleurs toujours pas qui est responsable de l’attentat contre l’avion du président Juvénal Habyarimana, événement spectaculaire qui a donné le coup d’envoi du génocide. Est-ce l’oeuvre du FPR ou d’extrémistes hutus ? On ne le saura peut-être jamais.
Or, aujourd’hui, toute personne qui propose une autre lecture du génocide que celle imposée par le FPR peut être accusée de négationnisme. « Il n’y a pas d’espace d’expression », souligne M. Gazibo. Depuis l’adoption de la nouvelle Constitution en 2003, la carte d’identité ethnique, imposée par le colonisateur belge dans les années 1930, a été abolie. Tout un arsenal législatif et juridique a été déployé pour que les termes « Hutu » et « Tutsi » soient essentiellement bannis du vocabulaire.
« La peur d’attiser les rivalités et les querelles est telle qu’on a préféré mettre une sorte de chape de plomb là-dessus. Mais ça ne veut pas dire que ç’a disparu. Les gens savent qu’ils sont Hutus ou Tutsis, fait valoir M. Gazibo, qui évoque l’image d’une marmite. On peut la fermer, mais elle va continuer de bouillir. Et à un moment, il y a le risque qu’on ne puisse plus la contrôler. »
« Il y a énormément de ressentiment », seconde Marie-Ève Desrosiers. L’effervescence économique actuelle bénéficie à certains plutôt qu’à d’autres, explique-t-elle. Une opposition qui se vit désormais entre ceux qui vivent à la campagne grâce à une agriculture de subsistance et les privilégiés établis en ville. Mais voilà, les agriculteurs sont encore aujourd’hui majoritairement hutus, alors que les citadins sont souvent des Tutsis proches du pouvoir…
Si rien n’est fait pour colmater les inégalités grandissantes entre la ville et la campagne et pour ouvrir un espace de parole pour les voix dissidentes, « ce n’est pas une histoire qui va bien finir », laisse tomber Mme Desrosiers.
Une version précédente de cet article, qui comportait une erreur sur la date de la fin du génocide rwandais, a été corrigée. Nos excuses.
L’improbable survie et résilience d’un orphelin des massacres.
Vingt-cinq ans plus tard, le Rwanda va bien. En apparence.
Plusieurs survivants peinent encore à raconter leur histoire à leurs enfants.