Les parias d’un mal invisible

On connaît les ravages causés par l’excision en Afrique, mais peu l’exclusion sociale et la honte provoquées par les fistules obstétricales, ces conséquences graves de l’accouchement qui touchent toujours un à deux millions de femmes dans le monde.
Elles sont des parias souvent exclues de leurs villages, répudiées par leurs maris, leurs familles. Malgré elles, leur odeur insupportable et leur corps mutilé les condamnent à une vie misérable.
« C’est une catastrophe, ce n’est pas qu’un problème médical, mais une calamité, car ces femmes sont rejetées à cause du stigmate, comme si elles avaient la peste. La majorité souffrent pendant des années et développent des complications et parfois des infections », explique le Dr Jacques Corcos, chirurgien urologue à l’Hôpital général juif, membre d’une mission franco-québécoise qui s’envole ce mardi pour aider ces « pestiférées » du Rwanda grâce au concours de la Fondation Mères du Monde en santé (MMS).
Une plaie sociale
Ces femmes, ce sont des patientes qui ont vécu des complications graves en couches dans des régions rurales, dépourvues d’accès aux césariennes et aux soins d’urgence. Leur accouchement prolongé, durant plusieurs jours, a perforé leur vagin, fissuré leur vessie, parfois le rectum, provoquant des brèches immenses entraînant l’incontinence urinaire ou fécale continue. Elles ont non seulement perdu leurs enfants, mais toute forme de dignité humaine.
« Elles ont entre 12 et 20 ans et leurs bassins ne sont parfois pas encore assez développés pour permettre le passage du bébé. La pression intense pendant le travail finit par créer ce qu’on appelle les fistules, des ouvertures qui entraînent l’écoulement constant des urines et parfois des selles », explique l’urologue québécois.
Honteuses, plusieurs d’entre elles sont confinées au travail dans les champs, loin des villages. Exclues des marchés publics à cause de leur odeur corporelle contre laquelle elles ne peuvent rien, plusieurs finissent par sombrer dans la dépression, soutient le Dr Corcos, dont la fondation soigne autant les âmes que les plaies.
Seules et isolées
Forte de près d’une douzaine de missions au Burkina Faso et au Rwanda depuis 2011, la fondation MMS est l’un des dix organismes médicaux dans le monde qui viennent en aide aux femmes victimes de ce fléau. Cette année, MMS a choisi de retourner au Rwanda, le pays d’Afrique où la prévalence des fistules liées à l’accouchement est la plus fréquente.
Sans accès aux chirurgies de reconstruction spécialisées et aux produits hygiéniques de base, les femmes rwandaises affectées de fistules endurent leur mal en silence et tentent de se protéger avec des retailles de tissus, qu’elles lavent à répétition, attachées par des cordes à leurs hanches. « Elles nous arrivent toutes avec cela entre les jambes, mais les liquides s’écoulent malgré tout. Il faut comprendre que la majorité vit en brousse dans des villages très pauvres et isolés », explique le Dr Corcos.
Certaines ont reçu des traitements dans des hôpitaux locaux, mais faute de spécialistes (le Rwanda compte 4 urologues pour 12 millions d’habitants), certaines des chirurgies tentées se soldent par des échecs. L’équipe franco-québécoise atterrira avec la totalité des équipements et du personnel nécessaire à l’hôpital de Ruhengeri pour mettre sur pied une salle de chirurgie complète, rappelant les hôpitaux de guerre.
« Les médecins prennent deux semaines de congé pour partir en mission et les 40 000 $ nécessaires à chaque voyage sont amassés à l’aide de dons et de cocktail de financement », explique Maria Sherba, coordonnatrice pour la fondation MMS qui poursuit ses missions sans aucune aide gouvernementale.
À chaque venue de l’organisme humanitaire, des radios communautaires s’efforcent de diffuser jusqu’aux villages les plus reculés le moment de l’arrivée des médecins étrangers. La fondation paie les frais de déplacement des patientes, leur logement et parfois même des vêtements propres. « Sinon, affirme le médecin, elles ne pourraient s’offrir le luxe de se déplacer jusqu’à nous. »
Reconstruire l’amour propre
Et dans la moiteur de la brousse, point par point, l’équipe s’affaire à recoudre et à reconstruire le corps et l’amour propre de ces femmes démolies. Ces opérations complexes, qui peuvent durer jusqu’à 12 heures, se soldent par un taux de succès d’environ 65 % lors d’une première opération et de 80 % lors d’opérations subséquentes.
Parfois, les dégâts sont tels que, pour éviter des complications graves, les médecins doivent se résoudre à retirer la vessie. Une solution extrême, dans un pays où le recours à des sacs de dérivation urinaire n’est tout simplement pas une option. « Pour moi, ces cas sont les plus difficiles. Il faut dériver les urètres vers le rectum pour que ces femmes puissent uriner, ce qui demande une rééducation très difficile pour elles. Il n’y a pas d’argent pour des sacs en brousse. C’est très dur, c’est à des années-lumière de la médecine que nous pratiquons ici. »
La petite équipe médicale espère, comme à chaque mission, pouvoir traiter une quinzaine de femmes en deux semaines. Depuis 2011, MMS a pu aider 100 femmes en Afrique, et toutes organisations confondues, ce sont environ 200 femmes par année dans le monde qui se voient soulagées de leur condition par ces interventions humanitaires.
Une goutte d’eau dans l’océan des quelque deux millions de femmes qui en sont affectées, se désole le Dr Corcos qui, à 65 ans, tente de former la relève.
« C’est pour cela que nous formons aussi du personnel là-bas pour soigner, mais aussi donner de meilleurs soins obstétricaux pour prévenir les fistules, explique Maria Sherba. À terme, le but ce serait de ne plus avoir à aller en mission, sauf pour les cas les plus complexes. Il y a tellement de pays où l’on pourrait intervenir… »