République centrafricaine: Les Casques bleus dans un pays «assis sur une bombe»

Le jour où Ottawa a annoncé qu’il revoyait la façon de s’engager dans les missions de paix de l’Organisation des Nations unies (ONU), celle-ci a annoncé qu’elle enverrait 900 Casques bleus de plus en République centrafricaine (RCA). Sur le terrain, la recrudescence des violences est palpable et, plus que jamais, les forces de l’ONU — la MINUSCA — sont essentielles.
« Sans les forces des Nations unies, la Centrafrique ne serait pas debout. Le gouvernement centrafricain ne contrôle que Bangui, et à grand-peine », nous dit le cardinal Dieudonné Nzapalainga. Il a pu le constater de visu, il revient tout juste de la ville d’Alindao, actuellement aux mains de l’Union pour la paix en Centrafrique (UPC), l’un des 14 groupes armés qui se partagent le contrôle de l’arrière-pays.

« Ici, c’est le business de la guerre, la religion est seulement un prétexte, un écran », explique le cardinal. Le dimanche 12 novembre, officiant la messe à la cathédrale de Bangui, il a répété qu’il faut « arrêter le cycle de violence », car les Centrafricains « ont déjà trop souffert ».
La veille, chrétiens et musulmans organisaient une fête pour réunir les deux communautés au rythme de la rumba centrafricaine du groupe Nouvelle Écriture. Le bar était bondé lorsqu’une grenade a été lancée dans la foule. Emmanuel Ngallos raconte l’avoir vue glisser sur ses synthétiseurs, puis rouler sur le plancher avant de tomber dans un trou. « C’est le manque de finition de la construction qui m’a sauvé », raconte le musicien de 35 ans, blessé au ventre et aux bras par des éclats de grenade. Il est sous le choc, mais surtout inquiet : « Je ne veux pas que les gens retombent dans la violence à cause de ce qui s’est passé samedi. Je suis un artiste, un martyr de la paix. Mais mon seul regret est que les autorités ne viennent me visiter qu’au moment où il y a eu un incident, et pas avant, pour participer à des initiatives de paix. »

Dans ce pays traversé par des rumeurs qui ravivent à toute vitesse les violences sectaires, le moindre incident peut vite dégénérer : au cours de la soirée du concert et le lendemain, la grenade et les représailles ont tué au moins cinq personnes, et blessé une vingtaine d’autres. Cela faisait près d’un an que pareille suite d’agressions n’avait pas eu lieu dans la capitale. Au courant de la semaine, entre les rumeurs d’assassinats et les morts réels, la ville est restée sous tension. Douloureux rappel que depuis le coup d’État qui a démis le président Bozizé en 2013, le conflit a forcé un Centrafricain sur cinq sur les routes de l’exil, à l’intérieur de la RCA, ou dans les pays frontaliers.
De crise identitaire et politique à conflit confessionnel
Dans la nuit de lundi, en patrouille avec son bataillon, César, sergent-major du commando portugais de Casques bleus, raconte l’arrivée de ses troupes dans la ville « fantôme » de Bocaranga, qui était occupée par le groupe armé 3R. « Tout le monde avait fui. Ici, ce n’est pas comme lutter contre le terrorisme. Il y a deux camps [les anti-Balakas et les ex-Sélékas]. »
Le conflit centrafricain est souvent décrit comme opposant les mouvements d’autodéfense chrétiens anti-Balakas aux ex-Sélékas, à majorité musulmane. Mais il puise ses racines plus profondément, selon Ali Ousman, coordinateur des Associations musulmanes de Centrafrique (COMUC) : « La Centrafrique vit une crise identitaire et politique qui a dégénéré en un conflit confessionnel. Nous sommes assis sur une bombe, car on ne veut pas régler le problème de fond. Là où on voile le problème, c’est l’endroit où il faut creuser. Il y a un manque de prise de conscience de la part de l’élite, des intellectuels, des politiciens. Les gens sont manipulés », confie celui qui a créé un centre d’écoute et d’orientation, documentant les abus perpétrés tout au long de la crise, par les « deux camps ».
« Un coup d’épée dans l’eau » ?
Alors que les Casques bleus portugais traversent en blindé le marché de Pk5, épicentre des violences en 2014 dans un quartier à majorité musulmane, les quelques personnes assises sur les étals vides pour la nuit crient à leur passage. Des « Cristiano Ronaldo » sympathiques aux regards hargneux, la perception des troupes onusiennes est partagée.

« Leur mission est de la protection civile, mais ils ne le font pas à plein temps. Si les 900 viennent travailler [de la même façon], c’est un coup d’épée dans l’eau. Est-ce que ces 900 vont venir répondre aux besoins de la population qui est la protection ? » questionne Moussa Ibrahim, acteur de la société civile et signataire du Pacte de non-agression de 11 février 2016.
« Aujourd’hui, on assiste à une dégradation de la situation à laquelle on s’efforce de répondre, souligne de son côté Vladimir Monteiro, porte-parole des forces des Nations unies en Centrafrique. Depuis son arrivée en Centrafrique, la MINUSCA prévient un risque de violence à très grande échelle. Elle a permis la sécurisation du référendum, puis des élections, a protégé les populations et empêché les actions de groupes armés. »

La stratégie dévoilée par Justin Trudeau cette semaine esquisse de possibles interventions à la carte, selon les besoins de l’ONU, plutôt que l’envoi de Casques bleus canadiens dans une ou deux missions spécifiques. L’ONU a déterminé trois théâtres d’opérations prioritaires : la Centrafrique, le Mali et le Soudan du Sud. Est-ce à dire que le Canada y interviendra ? Il est trop tôt pour le dire.
Le premier ministre a aussi dit qu’il comptait appuyer financièrement le recrutement des femmes dans les Casques bleus. Le besoin de leur présence sur le terrain se fait sentir : « Les femmes sont très importantes au sein de la mission, autant dans la partie civile que militaire. Elles permettent d’atteindre une partie de la population touchée fortement par les violences, et les violences basées sur le sexe », explique Monteiro. En 2016, puis en 2017, les Casques bleus en Centrafrique ont d’ailleurs été au coeur de scandales d’agressions sexuelles.
La réalisation de ce reportage a été rendue possible grâce à une bourse de l’International Women’s Media Foundation (IWMF).