L’exception tunisienne
Après le premier tour de la présidentielle le 23 novembre, les Tunisiens choisiront à la fin du mois leur chef d’État lors d’un second tour. En voguant ainsi vers une transition démocratique réussie, ce berceau des révolutions arabes fait figure d’exception parmi les pays qui ont vu leur régime renversé lors du printemps arabe. Diane Éthier, professeure de science politique et spécialiste des transitions démocratiques au CERIUM, explique pourquoi.
Pourquoi la transition démocratique en Tunisie est-elle en meilleur état que dans les autres pays du « printemps arabe » ?
Parmi ces pays, la Tunisie est le seul qui s’est engagé dans une véritable transition vers la démocratie depuis 2011. L’Égypte, le Yémen, Bahreïn, la Jordanie et la Syrie sont restés des États autocratiques, et le Maroc a conservé son régime semi-démocratique. La Libye, débarrassée de la dictature de Kadhafi, est aujourd’hui plongée dans le chaos.
Si la transition démocratique est un succès en Tunisie, c’est d’abord parce que les mouvements d’opposition populaires sont parvenus à créer une fracture au sein du régime autoritaire entre les défenseurs du statu quo et les réformistes. Le principal indice de ce fait est le comportement de l’armée, qui a non seulement refusé de tirer sur les manifestants comme le lui commandait Zine el-Abidine ben Ali, mais aussi ordonné à ce dernier de quitter le pays. Cela n’a pas été le cas ailleurs, de telle sorte que les rébellions ont conduit au maintien des dictatures (Bahreïn, Jordanie, Égypte, Yémen) ou à une guerre civile (Libye, Syrie). En Égypte, la défection du président Moubarak et la prise en charge de la transition par l’armée ont pu laisser croire pendant un certain temps qu’il existait un réel conflit entre conservateurs et réformistes au sein du régime. Mais on sait maintenant qu’il s’agissait de simples luttes de pouvoirs entre factions conservatrices.
L’autre raison est qu’en Tunisie, les mouvements d’opposition aux allégeances diverses (nationaliste, libérale, socialiste, islamiste) ont réussi à négocier entre eux et avec les réformistes du régime des compromis démocratiques. Cela n’a pas été possible dans les autres pays.
Pourquoi les tensions entre forces séculières et islamistes sont-elles moins grandes que dans ces autres pays du printemps arabe?
Durant les années 1990 et 2000, les organisations islamistes et séculières ont collaboré pour défendre certains enjeux communs dans certains pays arabes : en Jordanie, au Yémen et en Égypte. Mais ces coalitions sectorielles et éphémères n’ont pas mis fin aux conflits politico-religieux entre ces deux mouvances.
Le cas de la Tunisie est différent. Depuis les années 1980, le parti islamiste Ennahda, créé et dirigé par Rached Gannouchi, a formé des alliances avec les centrales syndicales, les partis laïques et les organisations de défense des droits de la personne pour combattre les régimes autoritaires. Gannouchi a d’ailleurs été le premier leader islamiste à élaborer un programme politique fondé sur la conciliation des valeurs de la démocratie occidentale et de l’islam. Ennahda a démontré son allégeance aux valeurs démocratiques en formant un gouvernement de coalition avec deux partis laïques de gauche en 2011, en acceptant de remplacer ce gouvernement par des technocrates en 2013, en participant à l’adoption de la Constitution la plus démocratique de l’histoire du monde arabe cette même année et en acceptant les résultats des législatives et du premier tour de la présidentielle de 2014, qui a accordé une majorité relative de voix au parti Nidaa Tounès, un parti laïque dont plusieurs membres sont issus de l’ancien régime de Ben Ali.
L’expérience difficile dans d’autres pays arabes touchés par les révolutions a-t-elle pu influencer leurs décisions?
La participation d’Ennahda au processus démocratique n’a pas toujours été facile, en raison des contestations de son aile de droite conservatrice. Mais le coup d’État de l’armée contre le gouvernement de Mohammed Morsi et les Frères musulmans en Égypte en 2013, confrérie dont Ennahda était proche, a contribué à convaincre tous les membres de ce parti de se rallier au processus de démocratisation en cours.
Un Parlement postrévolutionnaire
Tunis — Le premier Parlement tunisien depuis la révolution de janvier 2011 a pris ses fonctions mardi, un moment clé de la transition du pays référence du printemps arabe avant le second tour de l’élection présidentielle.Le président de l’ancienne Constituante, Mustapha ben Jaafar, a donné le coup d’envoi de cette première réunion des 217 membres de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) élus le 26 octobre, un scrutin remporté par le parti anti-islamiste Nidaa Tounès (86 élus), devant les islamistes d’Ennahda (69 députés), majoritaires jusqu’alors.
Si le parti anti-islamiste constitue la principale force au Parlement, il devra composer avec les autres partis pour dégager une majorité absolue et constituer un gouvernement. Outre Ennahda et Nidaa Tounès, le Parlement compte 16 élus de l’Union patriotique libérale (UPL), parti inclassable du richissime homme d’affaires Slim Riahi. Derrière, le Front populaire, une coalition de gauche et d’extrême gauche, dispose de 15 sièges.