Un conflit complexe - Un petit bout de terre explosif
Le retrait israélien de la bande de Gaza, qui doit avoir lieu au cours des prochaines semaines, illustre l'incroyable complexité du conflit au Proche-Orient, certes, mais permet en même temps d'en dégager un certain nombre de constantes.
Premièrement, la moindre avancée peut toujours être compromise par une nouvelle flambée de violence, comme celle survenue hier. Après avoir tiré des roquettes sur des colonies juives, des extrémistes palestiniens ont été soumis à la fois au feu des policiers palestiniens et à celui des soldats israéliens.Deuxième constante: le sens des proportions n'est pas toujours respecté dans la région. À peine 9000 colons juifs, appuyés par une coterie assez limitée, accaparent depuis un an et demi l'ordre du jour politique et médiatique de 6,4 millions d'Israéliens.
L'opération consistant à les évincer des 21 colonies de peuplement qu'ils occupent autour de Gaza mobilisera environ 45 000 soldats et 4000 policiers. Depuis plusieurs semaines, les préparatifs ont donné lieu à des manifestations presque quotidiennes qui ont souvent pris la forme d'un blocage des grands axes routiers israéliens, dont l'autoroute entre Tel-Aviv et Jérusalem.
Autre exemple d'asymétrie: le territoire concerné, qui ne fait que 370 km2, abrite plus d'un million de Palestiniens, une population en grande partie issue de l'exode de 1948. En comparaison, on dénombre 3,5 millions de leurs concitoyens en Cisjordanie, quoique cette dernière région soit 15 fois plus vaste que la bande de Gaza.
Tensions
Troisième constante observée au Proche-Orient: l'idéologie le dispute toujours au pragmatisme, la stratégie à la tactique, l'émotivité au froid calcul, l'extrémisme à la modération.
La situation actuelle illustre bien ces tensions ou, si on préfère, ces contradictions. Ainsi, c'est Ariel Sharon, longtemps considéré comme un faucon parmi les faucons, qui met en oeuvre une politique empruntée à la gauche travailliste, malgré l'opposition de l'aile droite de son parti, le Likoud, et, bien entendu, celle des petits partis religieux ou ultranationalistes.
C'est en décembre 2003 que le premier ministre israélien a annoncé sa surprenante décision à propos de la bande de Gaza, une décision qui va à l'encontre des promesses électorales qu'il avait faites un an plus tôt. En janvier 2003, l'électorat avait reconduit Ariel Sharon dans ses fonctions, rejetant massivement le programme de la gauche travailliste.
Il faut dire qu'entre-temps, de nombreux attentats suicide, perpétrés par des extrémistes palestiniens malgré une répression militaire musclée dans les territoires occupés, ont opéré un changement dans l'opinion publique israélienne. En conséquence, au début de l'été 2003, le gouvernement Sharon avait déjà repris à son compte une autre idée «de gauche», celle de construire une «barrière de protection» à la frontière orientale d'Israël.
Esther Benaïm-Ouaknine, professeur de science politique à l'Université de Montréal, souligne le clivage qui existe entre, d'une part, les colons et leurs partisans, qui invoquent un droit divin sur un territoire, et, d'autre part, les politiques, qui doivent tenir compte des réalités profanes complexes. «Ces deux positions — le religieux et le politique — ne sont pas conciliables, fait-elle remarquer. Une minorité bloque la réalisation d'objectifs politiques. Or Israël est un État de droit normal, de tendance laïque», affirme-t-elle.
«Depuis 1967, toute la gauche a voulu rendre des territoires en échange de la paix, même si cette approche a subi un recul depuis la vague d'attentats des dernières années», rappelle-t-elle.
En 1979, c'est également un gouvernement de droite — dirigé par Menahem Begin — qui avait signé la paix avec l'Égypte, un geste qui a lui aussi nécessité l'expulsion d'un certain nombre de colons, alors installés dans la péninsule du Sinaï.
La transgression des lignes partisanes israéliennes dans les deux cas illustre, selon Mme Benaïm-Ouaknine, la «volonté réelle de l'État d'Israël de parvenir à la paix sans renoncer pour autant à son droit d'exister au milieu d'un entourage hostile».
En tout cas, les sondages menés au cours des derniers mois attestent d'un appui populaire à l'actuel plan de retrait de Gaza à plus de 60 %.
Possibilité de changement ?
Depuis la mort de Yasser Arafat, d'aucuns ont cru voir apparaître un alignement des planètes favorable à une résolution du très vieux conflit au Proche-Orient.
Faut-il en profiter pour poursuivre dès maintenant le démantèlement des colonies juives en Cisjordanie, voire négocier les frontières et le «statut final» du futur État palestinien, comme le prescrit ce qu'il est convenu d'appeler la Feuille de route, concoctée par un «quartet» formé par les Nations unies, les États-Unis, l'Union européenne et la Russie?
«C'est un pas dans la bonne direction. Si Ariel Sharon a l'intention de passer à l'histoire comme étant l'homme qui a signé la paix, il devra agir en Cisjordanie», dit le professeur Henry Habib, de l'université Concordia, qui se dit «prudemment optimiste» pour la suite des événements.
«Un règlement doit survenir avant la fin du mandat de George W. Bush, qui est le premier président américain à s'être clairement prononcé en faveur de deux États», ajoute le politologue.
Certains observateurs comme David Makovsky, de l'université Johns Hopkins, qui signait le mois dernier un article dans la revue Foreign Affairs, mettent cependant en garde contre toute précipitation, notant la faiblesse relative des leaders des deux camps, Ariel Sharon et le président de l'Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas. À ce stade-ci, ne vaudrait-il pas mieux se contenter de consolider les acquis?, se demandent les tenants de cette école de pensée.
La Feuille de route, constamment invoquée par la partie arabe et mollement acceptée par Jérusalem, prévoit dans une première phase le gel de la colonisation et le démantèlement des colonies sauvages ainsi que l'assainissement de l'Autorité palestinienne et la mise au pas des groupes extrémistes militarisés, Hamas, Djihad islamique et autres Brigades al-Aqsa. Une partie de ces mesures ont été mises en oeuvre ou sont en train de l'être, quoique avec passablement de retard. Selon l'échéancier prévu par le «quartet», un État palestinien avec des frontières provisoires aurait déjà dû voir le jour en 2003, au terme d'une conférence internationale.
Le sort final de l'ensemble des colonies aurait dû être réglé au cours d'une seconde conférence en 2004, de même que le statut de Jérusalem, les frontières définitives et la question des réfugiés.
Dans une entrevue accordée au quotidien Haaretz l'automne dernier, un proche conseiller d'Ariel Sharon, Dov Weinglass, disait voir dans le retrait israélien de Gaza une façon de retarder le plus longtemps possible la création d'un État palestinien. «Il fournit la quantité de formol nécessaire pour qu'il n'y ait pas de processus politique avec les Palestiniens», affirmait-il.
Ces propos, sans doute destinés à apaiser l'aile dure du Likoud et de la droite israélienne, ont été suivis par un communiqué du bureau de M. Sharon en faveur de la Feuille de route. Ils ont néanmoins pu contribuer à durcir certains groupes palestiniens radicaux.
Hier, Israël a lancé contre le Hamas des opérations militaires en représailles à des tirs de roquettes sur des implantations juives. Un porte-parole de l'organisation islamiste palestinienne a affirmé que son organisation étudiait «la possibilité de mettre fin [à l'actuel] cessez-le-feu». Des contacts paraissaient toutefois en cours avec l'Autorité palestinienne pour ramener le calme. Difficile de comprendre, en supposant que les tirs lui soient attribuables, quels buts poursuit le Hamas en minant un processus qui pourrait tourner à son avantage.
«La stratégie générale du Hamas repose sur la non-coopération. [...] Il se peut qu'il pense à l'avance que le processus ne continuera pas. C'est un groupe plutôt désespéré par sa lenteur», fait remarquer le professeur Henry Habib.
De toute façon, le retrait des colons israéliens et de la plupart des militaires qui les protègent ne réglera pas d'un seul coup tous les problèmes qui affligent la bande de Gaza.
Dans cette enclave surpeuplée où la croissance démographique est très forte, le chômage touche entre 45 et 60 % de la population active, selon les estimations. Le développement économique est donc crucial pour cet ancien carrefour des caravanes. Pour le moment, le port et l'aéroport sont fermés et la frontière avec l'Égypte est bouclée. Si ses habitants perdent en plus leur droit d'aller exercer certains petits boulots en Israël, la nouvelle situation pourrait être pire que l'ancienne.
Autre problème à résoudre: la circulation entre la Cisjordanie et Gaza, sans laquelle le Hamas aurait les coudées franches dans ce dernier territoire, où il a fait très bonne figure aux récentes élections municipales.
Des législatives, initialement prévues cet été, ont été reportées à l'hiver prochain par l'Autorité palestinienne, dont le parti dominant, le Fatah, redoute justement la montée en puissance du Hamas.
Les affrontements interisraéliens ont jusqu'ici été moins graves que du côté palestinien. Il reste que des centaines de manifestants ont été arrêtés depuis la mi-juin et que le premier ministre Sharon a lancé des avertissements très sévères. Certains chefs des colonies de Gaza ont convenu de suivre un «code de conduite» pour encadrer leurs protestations futures. Le nombre de colons ayant entrepris des démarches en vue d'obtenir les indemnisations prévues au plan de retrait reste quand même faible et le gouvernement a songé à embaucher des étudiants pour «aider» les récalcitrants à faire leurs cartons.
Signe qu'elles prennent les choses au sérieux, les autorités israéliennes ont évoqué il y a peu la possibilité que la vie du premier ministre soit menacée.