Le Canada fait-il lui aussi de l’ingérence à l’étranger?

L’histoire regorge de cas d’ingérence d’un pays dans un autre, d’opérations secrètes ou subversives. Entre influence et ingérence, il y a toutefois une « importante zone grise », écrivait récemment le rapporteur spécial David Johnston. Mais comment tracer la ligne en observant notre propre action à l’étranger ?
« Il est à la fois légal et normal pour des États d’avoir une opinion sur les politiques d’autres États, d’exprimer cette opinion publiquement et de tenter de convaincre », indique M. Johnston dans son rapport rendu public en mai.
« La diplomatie, c’est essentiellement de se mêler des affaires qui ne nous regardent pas. Le métier de diplomate en est souvent un d’ingérence », raconte Ferry de Kerckhove, ancien ambassadeur du Canada. Les diplomates sont de « véritables influenceurs », soutient-il, qui s’activent à tenter de changer les politiques de leur pays d’accueil, qu’elles soient commerciales, internationales ou de haute politique.
Ce texte est publié via notre section Perspectives.
Affecté au Pakistan comme haut-commissaire de 1998 à 2001, il se souvient d’avoir entamé lui-même des négociations corsées. Une centrale thermique à l’arrêt « coûtait des dizaines de milliers de dollars à SNC-Lavalin », et il avait directement proposé un prix pour chaque kilowatt d’électricité afin que reprennent les activités.
Le lendemain de l’accord, le ministère des Affaires étrangères du Canada lui avait envoyé un long document pour lui indiquer tous ses manquements aux conventions diplomatiques en place : « J’avais clairement dépassé la limite tracée. »
De son temps comme ambassadeur en Indonésie, il se souvient aussi qu’il avait carrément organisé une manifestation en soutien à la compagnie canadienne Manulife, déclarée en faillite par les autorités locales.
« Vous imaginez un chef de mission qui mène une manifestation avec des employés alors que les grèves étaient interdites en Indonésie ? » dit-il aujourd’hui, sourire aux lèvres. Il va jusqu’à qualifier cet épisode de « harcèlement diplomatique », et concède « qu’on a parfois forcé la main à d’autres pays dans l’histoire ».
Il croit que tant que les diplomates trouvent des intérêts communs avec le pays où ils sont postés, il demeure possible de persuader en tout respect, sans recourir à des activités subversives ou menacer les familles de hauts placés.
M. de Kerckhove est donc catégorique : « Les bureaux chinois à Toronto et à Montréal menaient des actions presque policières qui vont largement au-delà de ce qui est permis par les normes de la légalité des relations diplomatiques. »
C’est ce que M. Johnston nommait aussi clairement : « Les États étrangers passent de la diplomatie à l’ingérence étrangère lorsque leurs activités d’influence deviennent cachées, trompeuses ou menaçantes. »
« Ce sont en effet les manoeuvres qui sont plus cachées qui sont discutables. Ce n’est pas tant la teneur de l’ingérence, mais la manière », explique quant à lui Stéphane Roussel, professeur à l’École nationale d’administration publique. Expert des relations internationales, il remarque par exemple que « le Canada ne s’est jamais gêné de donner des leçons de droits de la personne ».
Pas les États-Unis
Il faut distinguer, bien sûr, ce qui se fait en diplomatie, dans le renseignement et les opérations secrètes (covert operations). Dans ce dernier domaine, le pays n’est pas « vraiment équipé », dit le professeur.
Le Canada a déjà été dénoncé pour avoir espionné pour le compte des États-Unis, notamment dans les documents révélés par Edward Snowden en 2013. M. Roussel serait toutefois « étonné » d’apprendre que le pays possède un grand dispositif secret à l’étranger, contrairement à notre voisin du Sud.
Les États-Unis ont par exemple utilisé leur pouvoir de propagande dans des pays comme l’Iran ou le Chili. Des documents déclassifiés montrent que leurs diplomates ainsi que la CIA ont « planté » de fausses histoires dans la presse locale avant d’orchestrer des coups d’État.
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« Oui, il y a eu des espions canadiens qui ont pu agir sous un autre drapeau, britannique ou américain », mais le service de renseignement canadien demeure surtout centré sur ce qui se déroule au pays même, selon M. Roussel.
Dans le cas de la Chine, rappelle le spécialiste, ce sont ses propres citoyens qui « devenaient des agents de renseignement ou des agents de subversion » au Canada.
« Les ambassadeurs canadiens ne vont pas prôner des changements de régime. Mais j’ai fait, par exemple, des démarches pour modifier certains projets de loi », souligne aussi Guy Saint-Jacques, ambassadeur du Canada en Chine jusqu’en 2016.
Les représentants à l’étranger ne sont ainsi jamais de purs spectateurs, ils sautent sur le terrain pour intervenir dans la partie en jeu, illustre-t-il.
L’ingérence est-elle dans l’oeil de celui qui regarde ? M. de Kerckhove admet que si un ambassadeur manifestait devant une entreprise sur le sol canadien comme il l’a fait en Indonésie, « on le prendrait probablement plus mal » : « Nous nous considérons comme civilisés, ne pouvant pas être sujets à des attaques aussi virulentes d’autres pays. »
« Certains pays ont la définition plus chatouilleuse que d’autres », relève quant à lui M. Saint-Jacques. Il se rappelle s’être attiré des reproches après avoir publié un égoportrait de lui et sa conjointe sur la place Tian’anmen sur les réseaux sociaux en Chine. « L’ambassade chinoise à Ottawa s’était plainte auprès d’Affaires mondiales en disant que c’était de l’interférence. Je pense qu’on n’en a pas la même définition que la Chine », conclut-il.