Le séisme de l’ingérence doit secouer la relation du Canada avec la Chine, disent d’ex-ambassadeurs

Le séisme de l’ingérence doit ressaisir le Canada dans sa relation avec la Chine, disent d’ex-ambassadeurs.
Illustration: Chaimae Khouldi Le séisme de l’ingérence doit ressaisir le Canada dans sa relation avec la Chine, disent d’ex-ambassadeurs.

La délicate relation du Canada avec la Chine, d’ordinaire déjà compliquée, ne cesse de s’envenimer. Les allégations d’ingérence électorale et d’intimidation font les manchettes et sont dénoncées tant par la classe politique que par la population canadienne.

Des reproches qui passent mal auprès de Pékin. La tension entre les deux pays est à son comble. Une crise qui était inévitable, nécessaire, et qui devrait servir une fois pour toutes à réinventer cette relation, somment d’anciens ambassadeurs et représentants qui ont été en poste dans l’empire du Milieu.

« La Chine a toujours fait de l’espionnage, du vol de secrets industriels, des manigances », rappelle sans ambages David Mulroney, ancien numéro un de l’ambassade du Canada en Chine de 2009 à 2012. La différence, dit-il, est que Pékin mène désormais ces opérations de façon plus agressive.

Ce texte est publié via notre section Perspectives.

Le régime communiste chinois a ainsi tenté d’influencer les deux dernières élections fédérales, d’intimider ou de désavantager des députés fédéraux, et a exploité des postes de police pour intervenir contre des ressortissants chinois en sol canadien. Dans la foulée de ces révélations, un diplomate du consulat de Chine à Toronto a été expulsé du pays le mois dernier.

L’ambassade de Chine à Ottawa dément à chaque occasion cette « farce politique » et menace le Canada de représailles s’il « poursuit sur cette mauvaise voie dangereuse ». Le président chinois, Xi Jinping, a quant à lui semoncé le premier ministre Justin Trudeau, en marge du sommet du G20, l’automne dernier.

Tout cela après que la Chine a emprisonné de façon arbitraire pendant trois ans les Canadiens Michael Kovrig et Michael Spavor.

 

« J’ai toujours pensé qu’il faudrait une crise pour secouer le Canada et le forcer à avoir une compréhension plus réaliste de la Chine », affirme David Mulroney, en entrevue avec Le Devoir. Celle des derniers mois pourrait être le tournant, susceptible d’enfin convaincre Ottawa d’adopter « une approche sensée face à la Chine et nous ouvrir les yeux ».

« Nous devons réinventer la relation », insiste l’ancien diplomate, qui a notamment fait carrière en Asie. « Elle ne sera jamais meilleure, parce que nous ne sommes pas des amis et nous avons très peu d’intérêts communs. Nous pouvons néanmoins en tirer profit, pour les Canadiens et les Chinois. Mais nous devons la développer sans se faire d’illusions, sans flatterie. »

Le Canada doit poursuivre ses échanges commerciaux avec la Chine (tout en évitant de s’en retrouver dépendant) ; dialoguer avec Pékin pour faire avancer des dossiers d’intérêt partagé (pour la lutte contre les changements climatiques ou contre la crise du fentanyl, exporté depuis le territoire chinois) ; et s’opposer lorsque nécessaire (en matière de droits de la personne, par exemple). La stratégie indo-pacifique de la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, qui reprend ces objectifs, est donc saluée par les anciens diplomates consultés par Le Devoir.

Le changement de ton demeure cependant « de surface », selon M. Mulroney. Ottawa doit maintenant faire preuve d’une plus grande cohérence, en appliquant cette stratégie de façon coordonnée entre tous ses ministères. Afin que certains ne compromettent plus la sécurité nationale en commandant des équipements en Chine, cite-t-il en exemple.

« C’est une gestion de relation sophistiquée », reconnaît-il, en parlant de la Chine comme d’un « adversaire redoutable ». « Les tenir à distance avec une main, pendant que de l’autre, on travaille avec eux de façon constructive. »

Son successeur à Pékin, Guy Saint-Jacques, fait la même lecture. « La crise des deux Michael a permis de sensibiliser tout le monde au côté voyou de la Chine. La crise de l’ingérence a permis de sensibiliser la classe politique. Et sur cette base, le Canada devrait voir comment rétablir une relation, qui sera toujours un peu tiède, mais qui soit aussi mûre et de confiance », estime à son tour l’ancien ambassadeur (2012-2016).

Un partenaire nécessaire, mais à circonscrire

Jean-François Lépine, qui a été représentant du Québec à Pékin (2015-2021), croit lui aussi que les rapports entre le Canada et la Chine doivent enfin être transformés.

« Ces comportements agressifs et voyous de la Chine ont créé un traumatisme, dont j’espère que le Canada tirera des leçons », dit-il au Devoir. Non pas en se refermant, face à Pékin. « Au contraire, il faut comprendre davantage ce pays et ouvrir les relations, sans être naïf. »

Pour ce faire, le Canada devrait bonifier son expertise de l’empire du Milieu, notamment chez ses diplomates (ce qui est prévu à la stratégie indo-pacifique d’Ottawa), mais aussi en ouvrant des chaires de recherche sur la Chine ou en y envoyant professeurs et étudiants universitaires.

La relation doit en outre être « réciproque », insiste M. Lépine, qui travaille sur un livre qui dressera le portrait des 40 dernières années de ces rapports entre Ottawa et Pékin. Ce que la Chine impose au Canada — comme l’interdiction de développement étranger dans ses secteurs stratégiques —, le Canada doit le faire aussi — tel qu’il l’a fait récemment dans le secteur des minéraux critiques.

Il faut également diversifier le commerce, sans pour autant procéder au « decoupling » suggéré par les États-Unis. La Chine représente tout de même le deuxième marché d’exportation du Canada et du Québec. Malgré les tensions des dernières années, les exportations en Chine n’ont cessé d’augmenter (2,8 % par année depuis 2017) et les importations chinoises ont atteint un niveau record l’an dernier (plus de 100 milliards de dollars, une hausse de 16 % en un an).

Pékin compte sur des produits canadiens ainsi que sur les marchés de consommation de l’étranger, dont elle ne pourrait pas se passer même si elle voulait bouder certains pays de l’occident.

« La Chine est partout en train d’essayer de rafistoler ses relations, surtout avec l’Europe qui est son plus important marché étranger », indique M. Lépine.

Cette relation commerciale doit cependant se faire les yeux grands ouverts. Le Canada et ses alliés ont fait l’erreur de devenir volontairement dépendants à ce chapitre d’une Chine imprévisible et revancharde, de l’avis de l’ancien délégué québécois.

« Justin Trudeau a été en grande partie responsable de la détérioration de toutes ces années, parce qu’il a été naïf face à la Chine. Il a posé des gestes qui n’étaient pas réalistes », reproche-t-il au premier ministre canadien. « Je pense qu’il ne réalise pas l’ampleur du changement qui doit se produire. On le voit par le fait qu’il ne veut pas approfondir l’enquête pour en savoir plus sur l’ingérence chinoise. »

Figée par un conflit entre dirigeants

 

Bien que la Chine pourfende régulièrement le Canada publiquement, en coulisses, ses diplomates essaient de renouer les liens avec Ottawa, selon les anciens émissaires canadiens. Mais au sommet, les échanges demeurent plus compliqués.

Xi Jinping s’est radicalisé dans les dernières années. Il opprime davantage les minorités en Chine, sévit contre les pays qui lui tiennent tête (comme l’Australie après que Canberra a haussé le ton contre Pékin), et s’est rangé derrière l’invasion russe de l’Ukraine.

« Tant que Xi Jinping sera en poste, la relation ne sera pas très bonne », estime un autre ancien ambassadeur du Canada, qui a préféré ne pas être nommé. Or, le président chinois, qui a modifié la constitution de son pays pour rester en poste, n’a pas l’intention de quitter le pouvoir bientôt.

Les pressions des Américains, visant à isoler la Chine sur la scène internationale, et l’opinion défavorable des Canadiens à l’endroit du régime de Pékin font également en sorte que le Canada a peu d’incitatifs à orchestrer un grand rapprochement.

Guy Saint-Jacques affirme d’autre part que « sur le plan politique, le courant ne passe pas » entre les deux dirigeants. Le président aurait, selon lui, une « piètre opinion du premier ministre ». « D’un strict point de vue de personnalités, avoir un changement de premier ministre — qu’il soit libéral ou autre — aiderait beaucoup à relancer un dialogue. » À défaut de quoi, les deux pays devraient essayer d’échanger par la voix de subalternes, suggère l’ancien ambassadeur Saint-Jacques.

Au-delà des reproches diplomatiques et démocratiques, tant que les deux dirigeants resteront en poste, la relation entre Ottawa et Pékin semble donc vouée, au pire, au statu quo, ou au mieux, à une relation transactionnelle et avisée, si le souhait des anciens émissaires du Canada est exaucé.



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