Élection présidentielle en Turquie: un virage radical à droite pour l’opposition turque

Des partisans de Kemal Kiliçdaroglu se sont réunis jeudi dans la ville d’Adana, au sud de la Turquie.
Photo: Can Erok Agence France-Presse Des partisans de Kemal Kiliçdaroglu se sont réunis jeudi dans la ville d’Adana, au sud de la Turquie.

« Les Syriens vont s’en aller ! » « Dès le lendemain de la victoire ! » Mercredi, Kemal Kiliçdaroglu, qui cherche à déloger Recep Tayyip Erdogan à la tête de la Turquie lors de la présidentielle, dont le deuxième tour de scrutin se joue dimanche, a promis d’expulser les réfugiés syriens vivant en Turquie, et ce, « dans la prochaine année ».

La déclaration, faite lors d’une conférence de presse conjointe avec le politicien d’extrême droite Ümit Özdag, du parti anti-immigration dit « de la Victoire », tranche avec le ton calme et rassembleur que Kiliçdaroglu avait pourtant exposé depuis le début de sa campagne.

Mais elle vient surtout baliser le nouveau chemin que le politicien, chef de l’Alliance de la nation, regroupement de six partis d’opposition, a décidé de prendre après son résultat plutôt mitigé du premier tour, le 14 mai dernier.

Un recalibrage de sa stratégie électorale, à l’approche du choix final des électeurs, qui vise à tirer profit du sentiment ultranationaliste qui foisonne au sein de la société turque et sur lequel le président a misé avec un score appréciable de 49,5 % des suffrages au premier tour. Ce que les sondages n’avaient pas vu venir.

Ce virage à droite reste toutefois un pari risqué pour la tête de l’opposition, qui incarnait depuis plusieurs mois l’espoir des démocrates turcs afin de mettre fin à 20 ans du régime autoritaire imposé par Erdogan sur le pays.

« C’est ce qu’il a décidé de faire pour séduire la frange de l’électorat qu’il n’a pas réussi à joindre au premier tour », laisse tomber depuis Istanbul, à l’autre bout de la vidéoconférence, Sinan Kirisci, jeune militant pour l’Alliance de la nation de Kemal Kiliçdaroglu, surpris par ce changement de direction. « Il s’éloigne un peu de son discours plus progressiste, plus rassembleur, positif, chaleureux et accueillant déployé dans la première partie de la campagne. Cela le place désormais dans une position délicate où, pour gagner des voix, il prend désormais le risque d’en perdre d’autres. »

Kemal Kiliçdaroglu n’a pas su profiter de la colère des Turcs face à un climat économique qui se dégrade depuis plusieurs mois ni même réussi à exploiter l’incurie du gouvernement en place dans la foulée du tremblement de terre qui a frappé le sud du pays en février. Il n’a récolté que 44,8 % des votes au premier tour, le 14 mai dernier.

Pis, la présence dans l’équation d’un troisième candidat, Sinan Ogan, de l’Alliance ancestrale, qui a récolté 5,17 % des voix, a également réduit ses chances de remporter l’élection au deuxième tour. Cette formation politique ouvertement raciste a d’ailleurs accordé son soutien lundi à Erdogan, augmentant ainsi mathématiquement ses chances de se maintenir au pouvoir.

« En période de famine, c’est surtout la haine qui nourrit les gens, dit Sinan Kirisci, et c’est ce dont ces politiciens ont profité. On attendait une victoire franche de Kemal Kiliçdaroglu au premier tour. Cela ne s’est pas produit. Tout est encore possible au deuxième tour, s’il arrive à interpeller une partie de l’électorat de Sinan Ogan ou encore les quelque huit millions de Turcs qui ne sont pas allés voter au premier tour. Mais il y a désormais beaucoup d’incertitude. » Le 14 mai, Erdogan a profité d’une avance de 2,5 millions de voix, dans un scrutin couru par les électeurs : le taux de participation y a été de 87 %.

Le parti de la Victoire d’Ümit Özdag, avec qui Kemal Kiliçdaroglu vient de signer un accord qui pourrait placer le sulfureux politicien d’extrême droite à la tête du ministère de l’Intérieur en cas de victoire de l’opposition, a récolté 2,2 % du vote au premier tour.

Sentiment de peur

Mardi, le chef de l’Alliance de la nation a joué une fois de plus sur la corde sensible de l’immigration lors d’une visite à Hatay, une ville lourdement touchée par le tremblement de terre, en se tenant près d’une bannière appelant les électeurs à « décider avant que les immigrants ne prennent le contrôle du pays », a rapporté l’agence de presse turque Bianet.

Dans une vidéo controversée diffusée deux jours après le premier tour, M. Kiliçdaroglu affirmait que 10 millions de Syriens devaient ainsi être renvoyés chez eux pour « protéger nos filles ». Selon les données gouvernementales, il n’y aurait que 3,7 millions de Syriens vivant en Turquie, sous un régime de protection temporaire. Ainsi que 300 000 Afghans.

À Hatay, l’aspirant président a toutefois précisé son plan en parlant d’un projet de préparation du retour chez eux de ces réfugiés, « sans racisme », a-t-il précisé.

« C’est dur, parce que [Kemal Kiliçdaroglu] a essayé tous les discours, toutes les approches, toutes les stratégies, mais il ne trouve pas un discours neuf, une approche très efficace, une stratégie qui attire l’attention », écrivait le commentateur politique Ahmet Hakan la semaine dernière dans les pages du quotidien turc Hürriyet. « Et les électeurs qui ont voté pour lui au premier tour n’ont désormais plus de motivation pour se représenter aux urnes au second tour. »

« Le discours très nationaliste porté par les deux camps, celui d’Erdogan et celui de Kiliçdaroglu, est très inquiétant, dit en entrevue Sinan Ogan. L’opposition a profité d’un fort appui des Kurdes au premier tour, mais cet électorat, avec le changement de ton de l’Alliance de la nation, pourrait décider de ne pas aller voter dimanche. »

Une perspective que Selahattin Demirtas, figure forte du parti prokurde HDP, voit venir avec inquiétude depuis la cellule où il est emprisonné depuis 2016, accusé d’avoir soutenu un mouvement d’insurrection. Sur Twitter vendredi, il a appelé ses troupes à ne pas baisser les bras. « Il n’y a pas de troisième tour dans cette affaire ! Faisons de M. Kiliçdaroglu le président, laissons la Turquie respirer. Allez aux urnes, votez ! » a-t-il écrit.

Cette désaffection possible des soutiens à Kiliçdaroglu déçus par son virage à droite, tout comme un possible maintien de l’autoritarisme populiste d’Erdogan à la tête du pays, ne peut au final que continuer à menacer la démocratie turque, estime Sinan Ogan, qui dit avoir réduit son niveau de militantisme dans cet entre-deux tours qui s’achève. « La démocratie turque ne va pas disparaître, assure-t-il. Mais elle ne peut que ressortir encore plus fragilisée de cette élection », conclut-il.

À voir en vidéo