L’attentat contre Fumio Kishida rappelle les circonstances étranges du meurtre de Shinzo Abe

Photo: Eugene Hoshiko Associated Press Le journal Yomiuri Shimbun rapportait que Shinzo Abe a été blessé par balle le 8 juillet 2022, à Tokyo.

Un homme a lancé il y a quelques jours un engin explosif artisanal vers le premier ministre japonais, Fumio Kishida, sans l’atteindre. L’affaire rappelle l’assassinat de son prédécesseur Shinzo Abe, l’an dernier, lui aussi ciblé pendant un événement électoral en plein air. Les motivations de son assaillant ont entraîné de spectaculaires révélations qui bouleversent encore la politique au Japon.

« L’été dernier, nous avons perdu un grand leader et ami, l’ancien premier ministre Shinzo Abe, déclarait le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, en janvier dernier. Je ne pouvais pas aller à ses funérailles en septembre parce qu’un ouragan dévastateur a frappé l’est du Canada. »

Il s’adressait alors à la délégation japonaise et au nouveau premier ministre du Japon, en visite officielle à Ottawa, sans savoir que M. Kishida serait lui-même visé quelques mois plus tard par ce qui a toutes les apparences d’un attentat. Un suspect de 24 ans a été arrêté pour avoir lancé un objet explosif dans sa direction lors d’un rassemblement électoral le 15 avril. Ses motivations restent l’objet de nombreuses spéculations.

Photo: Nara Shimbun Kyodo News Associated Press Tetsuya Yamagami, l'homme soupçonné du meurtre de Shinzo Abe

Or, au moment où Justin Trudeau prononçait son discours de janvier, l’opinion publique japonaise s’était déjà retournée contre le défunt premier ministre Shinzo Abe, une partie allant même jusqu’à éprouver une certaine sympathie pour l’assassin. Son attaque a fait les manchettes dans le monde entier, mais les suites du drame, elles, sont moins connues. L’agression mortelle a pourtant révélé une étrange association entre la classe dirigeante du Japon et un groupuscule chrétien.

« Juste après l’assassinat, la plupart des Japonais appuyaient la tenue de funérailles nationales. Mais après la révélation de relations profondes et troublantes avec l’Église de l’unification, le soutien aux funérailles nationales a plongé », raconte Izuru Makihara, professeur de science politique à l’Université de Tokyo.

Le tireur de l’ex-premier ministre, Tetsuya Yamagami, 41 ans, est un ancien militaire qui a fabriqué une arme artisanale pour commettre l’irréparable. Il ne s’est pas enfui après avoir atteint mortellement par balle Shinzo Abe en plein jour, en public, dans la ville de Nara, au centre du pays, le 8 juillet dernier.

Photo: Jiji Press Agence France-Presse Ryuji Kimura, le suspect de l’attentat contre le premier ministre japonais actuel

Il a avoué qu’il cherchait à tuer M. Abe, à qui il reprochait d’avoir des liens avec un groupe chrétien d’origine coréenne appelé l’Église de l’unification. Cette Église aurait poussé ses parents à la faillite, ce qui aurait fait de lui une victime « de deuxième génération » en quête de vengeance. Tetsuya Yamagami attend présentement son procès.

Doctrine controversée

Les adhérents japonais à l’Église de l’unification sont forcés de donner beaucoup d’argent à l’organisation, explique le professeur de théologie Katsuhiro Kohara, en entrevue au Devoir depuis son bureau à Kyoto.

« Des Japonais se sentent coupables par rapport à ce qui a été fait pendant la guerre [entre autres en Corée, pays qui a été occupé par le Japon]. On leur offrait une forme de rédemption », poursuit celui qui est aussi le doyen de la Faculté de théologie de l’Université Doshisha, située à Kyoto.

Photo: Boris Proulx Katsuhiro Kohara, doyen de la faculté de théologie de l'Université Doshisha, à Kyoto

Le groupe religieux est très marginal au Japon, même parmi la minorité chrétienne du pays, qui forme environ 1 % de la population. Derrière les portes closes, toutefois, l’Église de l’unification appuyait la frange la plus conservatrice du Parti libéral démocrate (PLD), longtemps dirigé par Shinzo Abe.

Par exemple, on demandait aux adhérents de cette Église de faire du bénévolat pour les campagnes électorales ou les événements politiques du PLD. En contrepartie, leurs positions hostiles aux droits des femmes et de la communauté LGBTQ jouissaient d’une certaine influence au gouvernement.

Photo: Nicolas Datiche Associated Press Des japonais rendaient hommage à Shinzo Abe à Tokyo, avant ses funérailles nationales, en septembre 2022

« M. Abe avait une grande responsabilité dans ce stratagème », confirme le professeur Izuru Makihara. Petit-fils de ministre, le politicien conservateur représentait parfaitement l’image d’un dirigeant de la vieille garde politique japonaise quasi dynastique. Il avait démissionné de son poste à l’été 2020 pour des raisons de santé.

Un parti puissant

Le PLD dirige le Japon sans partage depuis 1955, à l’exception de deux courts mandats de l’opposition, le dernier de 2009 à 2012. La faiblesse de l’opposition au Japon fait en sorte qu’il n’existe pas de réelle alternance du pouvoir. Les experts ne s’attendent pas à ce que le parti perde les élections, bien que cette affaire ait provoqué un immense scandale politique.

Plusieurs ministres ont dû démissionner — jusqu’au quart du gouvernement, selon l’estimation du professeur de science politique Izuru Makihara. « Connaître la participation de ces sectes dans la politique, ça a été un véritable tremblement de terre pour le PLD », renchérit son collègue Katsuhiro Kohara.

Photo: Christopher Jue Associated Press Des gens manifestaient contre les funérailles d'État controversées de Shinzo Abe, en septembre 2022, à Tokyo.

Selon lui, le Japon souffre d’un manque de connaissances dans les religions. « Le Québec dispose d’un cours d’éthique et de culture religieuse. Il faut instaurer ce genre de cours au Japon, sinon les gens se laissent tenter par ces nouvelles religions », laisse tomber l’expert des modèles de laïcité français et québécois.

C’est surtout l’aile la plus conservatrice du PLD qui a été éclaboussée par cette affaire. Le premier ministre japonais actuel, Fumio Kishida, vient quant à lui de son aile la plus progressiste.

« Personne n’ose dire que c’était normal que M. Abe ait ce destin tragique. On ne peut pas légitimer cet assassinat, affirme le professeur Makihara. Mais étant donné tout ce qu’il a révélé, on a vu de la sympathie populaire pour l’assassin. »

Après l’attaque contre le premier ministre Kishida, les médias japonais ne peuvent que spéculer sur le rôle qu’ont joué le meurtre de Shinzo Abe et ses suites dans cette nouvelle tentative. On publie par exemple que ce nouveau suspect a contesté en justice les règles électorales qui lui interdisaient de se présenter à l’âge de 23 ans. Il aurait alors, lui aussi, dénoncé les liens entre l’Église de l’unification et le parti au pouvoir.
 

Ce reportage a été rendu possible grâce au soutien financier et logistique du Foreign Press Center du Japon.

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