Poutine, Bush, Blair, tous criminels de guerre?

Entretien avec la professeure Miriam Cohen, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les droits humains et la justice réparatrice internationale et professeure agrégée à la Faculté de droit de l’Université de Montréal.
L’invasion russe de toute l’Ukraine (après la saisie de la Crimée en 2014) commençait il y a un peu plus d’un an. L’invasion de l’Irak, déclenchée par les États-Unis et le Royaume-Uni, débutait il y a tout juste vingt ans, le 20 mars 2003. Comment peut-on les comparer du point de vue du droit de la guerre ?
Il faut d’abord s’interroger sur la légitimité de la guerre à la lumière du droit international. Un principe fondamental du droit international interdit l’emploi de la force. Un État ne peut pas employer la force contre un autre État, sauf exception. La première exception exige une autorisation par le Conseil de sécurité de l’ONU. Une autre exception prévue dans la charte des Nations unies concerne la légitime défense. Ni la Russie ni les États-Unis et le Royaume-Uni n’ont reçu d’autorisation du Conseil de sécurité pour employer la force contre l’Ukraine et contre l’Irak. Il a donc été dit et écrit à de nombreuses reprises que la guerre en Irak était une guerre contraire au droit international, ou illégale, comme on le dit parfois. Le Conseil de sécurité n’a pas autorisé l’intervention armée dans ce pays. La Russie a également eu recours à la force contre l’Ukraine, là encore sans autorisation du Conseil de sécurité, en contrevenant au principe fondamental du droit international.
La Cour pénale internationale (CPI) a-t-elle juridiction pour juger les individus pour l’utilisation illégale de la force ?
À l’adoption du Statut de la Cour pénale internationale en 1998, les États membres ne s’entendaient pas sur la définition du crime d’agression. Le statut fondateur a été adopté sans définition de ce crime. Des années plus tard, en 2010, un consensus a été trouvé, mais l’amendement concernant le crime d’agression n’a pas encore été ratifié par tous les États membres et ne s’applique évidemment pas aux États qui ne sont pas membres de la CPI. La Cour n’a donc pas compétence pour poursuivre les hauts dirigeants de la Russie, qui n’est pas un État membre, pour le crime d’agression contre l’Ukraine. Il y a d’ailleurs des discussions maintenant autour de la pertinence de créer un nouveau tribunal pour le crime d’agression. Dans le cadre de la guerre en Ukraine, la CPI n’a compétence que pour juger des individus (et non pas des États) pour des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou des crimes de génocide. Il convient d’ailleurs de préciser que ces deux derniers crimes peuvent aussi être commis en l’absence d’une guerre.
Comment procède-t-on alors pour juger des crimes de guerre ?
Les crimes de guerre sont des violations du droit international humanitaire d’une gravité particulière qui peuvent entraîner des poursuites contre les personnes présumées responsables de ces crimes. Les tribunaux militaires nationaux peuvent, dans certaines circonstances, se charger de la poursuite de ces crimes. On le voit en Ukraine, où plusieurs procès ont eu lieu ou se poursuivent pour des crimes de guerre allégués contre des soldats russes, par exemple. Une cause classique de crime de guerre va, par exemple, s’organiser autour du meurtre de civils qui ne participent pas dans le conflit armé, ou encore du pillage d’une ville.
Les tribunaux militaires nationaux peuvent, dans certaines circonstances, se charger de la poursuite de ces crimes.
Quand et comment intervient la Cour pénale internationale (CPI) ?
On passe alors du niveau national au niveau international. Toutefois, la Cour pénale internationale n’a pas compétence pour tous les conflits. Elle a compétence pour les crimes internationaux commis sur le territoire des 123 États membres ou après un renvoi du Conseil de sécurité de l’ONU.
La CPI a annoncé vendredi qu’elle lançait un mandat d’arrêt contre le président russe accusé de crime de guerre en ciblant en particulier son rôle présumé dans l’enlèvement d’enfants ukrainiens dans les zones sous son contrôle. Alors pourquoi ce qui est bon (ou en fait mauvais…) pour Vladimir Poutine ne l’est-il pas pour le président américain George W. Bush ou le premier ministre britannique Tony Blair, responsables du très destructeur conflit irakien ?
Les États-Unis ne sont pas membres de la CPI, ni l’Irak. La Cour est limitée dans ce qu’elle peut faire à l’égard d’un pays qui n’est pas membre. En plus, il n’y a pas eu de renvoi venant du Conseil de sécurité de l’ONU. L’Ukraine et la Russie ne sont pas davantage des États faisant partie de la CPI. Dans ce cas, par contre, l’Ukraine a fait deux déclarations, en vertu du Statut de la Cour, pour autoriser son intervention. Le procureur de la Cour pénale est donc intervenu très tôt l’an passé pour lancer des enquêtes en Ukraine et y recueillir des preuves, jugées suffisantes maintenant pour lancer un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine et [la commissaire présidentielle au droit des enfants en Russie] Maria Alekseyevna Lvova-Belova pour crimes de guerre. Cette décision signe une belle journée pour la justice.
Le Royaume-Uni a signé et ratifié le Statut de la CPI. Un examen préliminaire dans le cadre du conflit irakien avait été ouvert ; des poursuites ont été entamées contre l’ex-premier ministre Tony Blair auprès de la CPI. Où en sont ces démarches ?
Il y a différentes étapes de procédure à la CPI. La première est un examen préliminaire qui vérifie s’il existe des motifs pour continuer avec une enquête plus élaborée, objet de la seconde étape. Si les preuves s’avèrent suffisantes, la Cour lance des mandats d’arrêt qui mènent éventuellement à l’étape du procès. L’examen préliminaire déclenché par rapport au conflit irakien avait pris fin en 2006. De nouveaux éléments ont rouvert l’examen en 2014, qui portaient principalement sur des gestes de torture, d’homicides et d’autres mauvais traitements qui auraient été commis par des ressortissants britanniques pendant l’occupation de l’Irak. L’examen a finalement été fermé par les enquêteurs en 2020 sans recommander l’ouverture d’une enquête plus élaborée.
D’où l’impression d’une situation injuste de deux poids, deux mesures. Des pays africains ont aussi quitté la CPI en lui reprochant de s’en prendre plus aux faibles et aux vaincus, et jamais aux Occidentaux. La réputation de la CPI est-elle entachée ?
Bien sûr, des ressortissants de tous les États ne se retrouvent pas devant la CPI. Reprenons le cas des États-Unis. Le pays n’est pas un État membre et a en plus un droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies, ce qui bloque la possibilité de renvoi auprès du tribunal (pour la guerre en Irak, par exemple). On entend effectivement que les procédures ont été beaucoup plus rapides pour la guerre en Ukraine que dans d’autres conflits, où la Cour a pourtant pleine compétence. C’est un argument pertinent. Il faut cependant se rappeler que beaucoup d’États soutiennent les enquêtes en Ukraine, l’aident à accumuler des preuves de crimes de guerre et à maintenir en capacité son système de justice. Il faut veiller à ce que toutes les enquêtes et les activités de la Cour soient soutenues.