Mémoire de tirailleurs

Sorti mercredi dernier en France, Tirailleurs, le long métrage de Mathieu Vadepied avec l’acteur Omar Sy, met en lumière le sacrifice imposé à ces combattants noirs issus des colonies françaises durant la Première Guerre mondiale.
Photo: Seyllou Agence France-Presse Sorti mercredi dernier en France, Tirailleurs, le long métrage de Mathieu Vadepied avec l’acteur Omar Sy, met en lumière le sacrifice imposé à ces combattants noirs issus des colonies françaises durant la Première Guerre mondiale.

Rien de tel qu’un film historique pour susciter les polémiques en France. Surtout un film sur cette page de l’histoire coloniale que fut la participation des tirailleurs sénégalais à la Première Guerre mondiale. Inspiré du roman de David Diop, Frère d’âme, le film de Mathieu Vadepied, Tirailleurs, sorti le 4 janvier et mettant en scène Omar Sy, n’a pourtant guère soulevé de controverse. Si plusieurs critiques ont souligné une réalisation lourdingue et une interprétation sous le signe de la naïveté, à la surprise générale, la reconstitution historique qui évite l’écueil d’une vision victimaire a semblé faire consensus.

L’occasion était belle de rappeler cette page de l’histoire, explique l’historien Julien Fargettas. Cet ancien officier de l’armée de terre, qui a consacré trois livres à ces combattants africains en France (dont Les tirailleurs sénégalais, Les soldats noirs entre légendes et réalités 1939-1945, Tallandier), reçoit régulièrement des lettres de descendants de ces héros de la Première Guerre mondiale qui cherchent à retrouver les traces de leur ancêtre. « Il y a une véritable soif de savoir chez les jeunes et la population en général, dit-il. Après une période d’effacement de cette mémoire à la suite des indépendances, nous assistons à un regain d’intérêt. »

Au-delà des clichés

S’il importe de rétablir certaines vérités historiques, il faut aussi en finir avec certains clichés sur ces combattants, explique-t-il. Si ce corps expéditionnaire est créé au Sénégal en 1837, au fur et à mesure de l’expansion coloniale, très vite, ses recrues viendront de toute l’Afrique sous domination française. « Les raisons sont simples, ces combattants sont mieux adaptés au terrain et au climat que les soldats français, qui sont souvent l’objet de pathologies comme la fièvre jaune. Ensuite, ils coûtent moins cher et sont recrutés selon un système de contrats. »

À l’approche de la Première Guerre, les méthodes de recrutement se font plus dures. Dans le film, le jeune Thierno est l’objet d’une rafle alors que son père, Bakary Diallo (Omar Sy), s’engage volontairement pour le retrouver. « Si des rafles ont pu se produire, le recrutement était surtout l’objet de négociations avec les chefs de tribus et de villages qui étaient tenus de fournir des contingents. Certains en profitaient d’ailleurs pour se débarrasser de brebis galeuses ou pour envoyer des handicapés. » Ces méthodes de recrutement provoqueront une révolte en 1915 et 1916. Révolte après laquelle, sous l’influence du député Blaise Diagne, représentant le Sénégal à l’Assemblée nationale, une campagne de recrutement volontaire connaîtra un grand succès.

On a écrit que ces recrues, qui représentèrent alors jusqu’à 5 % de l’armée française, étaient considérées comme de la chair à canon, et la plupart du temps envoyées en première ligne. « C’est faux, explique Julien Fargettas. Il n’y a pas eu de différence de traitement avec les soldats français. D’ailleurs, les taux de perte furent exactement les mêmes. Si ce mythe a perduré, c’est probablement parce que des tirailleurs furent en première ligne lors de la célèbre offensive du chemin des Dames qui s’est déroulée dans des conditions atroces. »

Sur 134 000 recrues, 30 000 tirailleurs laisseront leur vie en France. On note que, plus que les autres, ces tirailleurs sont souvent morts de maladie. À cause du climat, ils étaient sujets à de nombreuses affections pulmonaires comme la tuberculose. Les désertions ne sont pas plus nombreuses que dans le contingent français.

« On s’aperçoit vite que ces soldats ne sont pas ces féroces guerriers “nés pour la guerre” que vantait le général Charles Mangin dans son best-seller La force noire, publié en 1910. D’octobre à avril, ils sont cantonnés dans le sud de la France et l’on évite de les envoyer combattre dans le Nord. Ils jouissent d’un régime alimentaire adapté qui respecte les habitudes culturelles et les interdits religieux. On veut maintenir leur moral. »

« Des hommes comme les autres »

Dans le film de Mathieu Vadepied, on sent la camaraderie qui unit malgré tout les combattants de ces bataillons, où l’on retrouvait tout de même un tiers de soldats français. « Ce sont des hommes comme les autres qui pensent à leur famille, à leur village, aux femmes, même s’ils voient bien qu’ils sont différents, dit Julien Fargettas. La plupart ne parlent pas français. Pour un Français à l’époque, voir un Africain, c’était vraiment une curiosité. Ça suscitait aussi un profond respect, car ils venaient défendre la France. Mais il faut aussi se mettre à la place de ces hommes qu’on a retirés de la brousse, habillés, chaussés et envoyés dans un monde dont ils n’avaient aucune idée. Ce devait être un choc terrible. »

À la fin de la guerre, l’immense majorité d’entre eux souhaitera rentrer au pays, où on leur promet une pension, la citoyenneté française et quelques avantages comme des emplois dans l’administration. Des promesses qui resteront parfois lettre morte, surtout pour ceux qui vivent loin des grandes villes. À l’exception de certaines troupes cantonnées en France, la consigne est de les démobiliser en Afrique. « L’opposition de gauche craignait alors qu’ils soient utilisés par la droite à des fins politiques, dit l’historien. Il ne faut pas nier non plus que certaines théories raciales circulaient déjà à cette époque. »

La présence de soldats noirs dans l’armée française, qui peuvent être lieutenants ou capitaines, ne manquera d’ailleurs pas de choquer les Américains, dont le corps expéditionnaire débarque en France à partir de 1917. « Les Américains, qui pratiquent la ségrégation et cantonnent les Noirs essentiellement à des tâches d’intendance, dit Fargettas, écriront officiellement au gouvernement français pour se plaindre. »

Dans un document connu sous le nom de Secret Information Concerning Black American Troops, le général Pershing prend lui-même la plume pour se plaindre au lieutenant-colonel Linard de la trop grande familiarité que manifestent les troupes françaises à l’égard des soldats noirs. Linard publiera une circulaire incitant les troupes françaises à ne pas heurter la sensibilité américaine. « Le 16 août 1918, le bureau spécial franco-américain de l’état-major de l’armée décide de retirer cette circulaire qui véhicule des idées contraires aux principes des droits de l’homme », écrivait en 2012 l’historien Olivier Lahaie dans la revue Inflexions, publiée par l’armée de terre. Linard sera d’ailleurs convoqué afin de s’expliquer devant son état-major.

Une France « négrifiée »

En 1918, de nombreux tirailleurs seront mobilisés pour occuper la Rhénanie et, plus tard, en 1923, la Ruhr. Ces derniers seront l’objet d’une impressionnante campagne raciste les peignant comme des gorilles et les décrivant comme des violeurs. Quelques années plus tard, Hitler dénoncera d’ailleurs dans Mein Kampf une France « négrifiée ». En juin 1940, en pleine débâcle, cette propagande raciste entraînera l’extermination par la Wehrmacht de plusieurs milliers de tirailleurs qui, s’ils n’avaient pas été noirs, auraient été faits prisonniers selon les règles de la guerre.

C’est d’ailleurs parce que sa mère l’avait envoyé visiter un cimetière de tirailleurs sénégalais exécutés par les Allemands près de Lyon que Julien Fargettas a commencé à s’intéresser à ce sujet.

Plus d’un siècle plus tard, quelle mémoire reste-t-il de ces combattants ? « La France n’a pas oublié les tirailleurs, explique l’historien. Elle les a honorés dès 1924 avec la construction du monument Aux héros de l’armée noire à Reims, lieu de leur plus haut fait d’armes. Une réplique à l’identique fut érigée à Bamako. Le monument de Reims fut d’ailleurs financé par des dons populaires, ce qui montre l’estime dont ils jouissaient dans la population. » Détruit par les Allemands en 1940, il sera remplacé par une stèle en 1958 puis par un nouveau monument en 1963. En 2013, une réplique à l’identique du premier monument fut installée dans un parc de Reims. Elle sera inaugurée en 2018 par Emmanuel Macron.

Même s’il faudra attendre les années 1940 pour que l’on s’occupe vraiment de ces anciens combattants, dont un grand nombre sont mutilés de guerre, les tirailleurs sénégalais sont aujourd’hui dans tous les manuels scolaires. « Ces hommes reviennent transformés, dit Julien Fargettas. Ils ont vu le monde, découvert des réalités nouvelles. De retour au pays, ils sont parfois acclamés, parfois l’objet de suspicion. » Chose certaine, ils ne sont plus les mêmes, eux que l’écrivain et futur président du Sénégal Léopold Senghor appelait « mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort ».

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