«C’est sur le champ de bataille que ça va se régler»
Après exactement neuf mois à financer une guerre qui ne semble pas vouloir finir, des voix s’élèvent en Occident pour inciter le gouvernement ukrainien à s’asseoir à la table de négociation avec la Russie. Des pressions que le président Volodymyr Zelensky a soigneusement détournées, en fixant comme préalable à toute discussion le retrait complet des troupes russes des territoires occupés depuis 2014. Une exigence impensable pour la Russie, accompagnée d’une logique jusqu’au-boutiste du gouvernement Zelensky qui résonne avec force auprès de la population ukrainienne.
« C’est sur le champ de bataille que ça va se régler », affirme avec détermination Volodymyr Omelyan, qui s’est enrôlé dans l’armée au premier jour de l’invasion russe, le 24 février dernier. Celui qui s’est battu depuis le début de la guerre dans la région de Kiev, de Mykolaïv et de Kherson a pourtant vu le tiers de son bataillon perdre la vie ou être blessé dans les combats menés contre les forces russes.
« C’est ça, la guerre, on comprend que le risque est élevé », indique-t-il. Mais négocier avec la Russie serait une erreur, enchaîne l’homme qui a été ministre de l’Infrastructure de l’Ukraine de 2016 à 2019. « Les Russes ne comprennent que la force physique, insiste-t-il. Si tu t’assois pour parler avec eux, ils vont percevoir ça comme une faiblesse. »

Dans sa relation tumultueuse avec l’URSS, puis avec la Russie, l’Ukraine a déjà testé « toutes les autres options » pour tenter de contenir les visées impérialistes de son voisin slave, fait-il valoir. « La seule option qu’il nous reste, c’est de gagner sur le champ de bataille. »
Ils nous tuent, ils nous torturent et après, on nous dit : pourquoi vous ne voulez pas leur parler ?
Le politicien, qui n’a pas toujours été tendre envers le président Zelensky avant le déclenchement de la guerre, soutient aujourd’hui avec conviction son adversaire politique et se dit persuadé que les succès militaires de l’armée ukrainienne, gonflés par la récente reprise de Kherson, mèneront le pays jusqu’à la victoire. « On comprend que si on perd, on est tous morts. C’est pour ça qu’on se battra jusqu’au bout », résume-t-il.
L’homme de 43 ans ne croit d’ailleurs aucunement en la sincérité de la Russie qui affirme vouloir trouver une solution négociée pour mettre fin à cette guerre qu’elle a elle-même déclenchée. « Ils ne cherchent qu’à gagner du temps pour revitaliser leurs troupes, s’approvisionner en armes et relancer l’offensive en 2023. »
Un manque de confiance envers le régime de Vladimir Poutine que partage également Margo Gontar, une civile qui travaille comme journaliste indépendante à Kiev, mais qui se trouve actuellement à l’extérieur du pays. « Ils nous tuent, ils nous torturent et après, on nous dit : pourquoi vous ne voulez pas leur parler ? » s’indigne-t-elle.
Cette proposition pour négocier est d’autant plus révoltante à ses yeux qu’elle serait calquée sur le narratif de la Russie, dénonce-t-elle. « J’entends ça depuis le premier jour de l’invasion russe de 2014 [qui a mené à l’annexion de la Crimée et à l’occupation de Donetsk et de Louhansk], qu’on exagère le problème, qu’on essaye de dépeindre la Russie pire qu’elle est, qu’on doit juste leur parler », indique-t-elle.

Après le défilé largement médiatisé des atrocités qui auraient été commises par des soldats russes, notamment à Boutcha et à Irpin, la jeune femme croyait que ce type de proposition serait remisé pour de bon. « Je comprends d’où ça vient. En Occident, vous êtes tellement habitués à négocier, vous avez cette idée qu’on peut s’asseoir, parler et trouver des solutions. Mais c’est impossible avec la Russie », insiste-t-elle.
Pour celle dont le frère se bat présentement sur la ligne de front, l’histoire a appris aux Ukrainiens à se méfier de son voisin. « On a vécu ça tellement de fois déjà. […] On va négocier, les Russes vont nous assurer qu’ils vont tenir leur parole, ils vont retourner chez eux, puis ils vont nous frapper à nouveau », lâche-t-elle avec rancoeur.
« Personne n’a négocié avec l’Allemagne [nazie] », poursuit Margo Gontar, qui ajoute que la Russie ne comprendra que l’ultimatum qui lui sera donné une fois la victoire militaire de l’Ukraine scellée.
Intérêts communs
À en croire bien des spécialistes, la guerre pourrait donc s’étirer encore longtemps. Nickolay Kapitonenko, professeur à l’Institut de relations internationales de l’Université nationale Taras-Shevchenko de Kiev, croit que le gouvernement Zelensky continuera de refuser de s’asseoir à la table de négociation tant que les troupes russes n’auront pas quitté le territoire ukrainien.
Au-delà des considérations géopolitiques, « le gouvernement calcule aussi le risque politique et le soutien de la société », pointe-t-il. Et pour l’instant, les Ukrainiens acceptent encore massivement de se battre pour repousser l’ennemi russe et s’opposeraient à toute ponction de leur territoire en échange d’un cessez-le-feu.
« Même quand les conditions deviennent plus difficiles, que l’électricité et le chauffage sont coupés, que les infrastructures sont visées, je ne vois pas que ça mène à un appui plus important envers une solution négociée avec la Russie aux dépens de pertes de territoires », analyse le politologue.

Nickolay Kapitonenko ne craint pas pour autant que la position inflexible du gouvernement Zelensky mène à un effritement majeur du soutien de l’Occident. « C’est aussi un investissement pour sa sécurité », estime-t-il. Négocier une paix en acceptant l’annexion d’une partie du territoire ukrainien à la Russie jouerait contre les intérêts des pays occidentaux, poursuit le professeur. « Ça voudrait dire qu’on accepte de laisser une puissance changer l’ordre mondial et les règles internationales par l’usage de la force militaire […] et du chantage nucléaire, analyse-t-il. Ce n’est pas le type de message que l’Occident veut envoyer au monde. »
Actuellement, l’armée ukrainienne a réussi à reprendre environ 55 % du territoire qui a été occupé par la Russie depuis février et elle serait en position offensive sur la majeure partie de la ligne de front qui s’étire sur près de 1000 km. « Le champ de bataille, c’est l’étape préparatoire pour renforcer les positions de chacun en vue du processus de négociation », fait valoir M. Kapitonenko. « Pour l’Ukraine, il n’y a pas beaucoup d’espace pour faire bouger sa position puisque ça touche à sa survie, croit le politologue. La guerre qui se joue en ce moment, c’est pour faire en sorte que la Russie réexamine ses intérêts, ses demandes et ses perspectives à long terme. »