Tranches de vie de rescapés chassés, puis revenus

Šaban Kusteravac
Photo: Charles-Frédérick Ouellet Le Devoir Šaban Kusteravac

Chassés de leur territoire pendant la guerre, deux Bosniaques racontent au Devoir leur quotidien transformé depuis qu’ils ont décidé de revenir dans leur bourgade pour y vivre à nouveau.

Šaban Kusteravac

En cette matinée de septembre, il lance sa ligne dans les eaux vertes de la Drina, où d’innombrables corps furent jetés durant la guerre de 1992-1995. « Aujourd’hui, pêcher, c’est tout ce qu’il me reste… » Šaban Kusteravac avait 46 ans quand le conflit a éclaté. Un jour, en se rendant à son travail de charpentier, il se fait appréhender par les forces serbes, qui l’enferment ensuite dans un camp de concentration, à Čelopek. Nourri d’une « tranche de pain par jour et d’eau salée », il est soumis à du travail forcé, « couper le bois dans la montagne pour un commandant de guerre ».


« On m’a cassé des côtes, le bras, on m’a battu avec des câbles électriques. Mais qu’ils aillent se faire voir, je m’en suis sorti ! » laisse-t-il tomber, les yeux rieurs. Šaban raconte aussi la fois où, par miracle, il survécut à une exécution de masse, dans un centre culturel. « Les Serbes plaçaient les gens en rangées et lorsqu’ils ont tiré, je me suis laissé tomber, évitant la balle. Je me suis retrouvé sous les cadavres, qui ont été transportés ensuite dans des camions. Ceux qui étaient encore vivants ont été ramenés dans le camp. » Libéré au moment des accords de paix, il choisit, plusieurs années plus tard, de revenir dans sa maison de Divič. « Aujourd’hui, le village est vide, une poignée de personnes y sont revenues. Avec le temps, toutes ces histoires de guerre, on finit par les oublier, et c’est mieux comme ça. » Depuis la mort de son épouse, il y a neuf mois, Šaban vit seul. Et tue le temps en taquinant le poisson de la Drina.

Photo: Charles-Frédérick Ouellet Le Devoir Zilha Aliefendić

Zilha Aliefendić

 

Elle fait partie des premiers déplacés bosniaques à avoir remis les pieds à Divič. « Où aurais-je pu aller sinon ? J’en avais par-dessus la tête d’être réfugiée, je voulais revenir chez moi », lâche Zilha Aliefendić, 87 ans, coiffée d’une étoffe de soie laissant dépasser quelques cheveux blancs. Le souvenir du jour où les forces serbes ont débarqué dans son village, au commencement de la guerre, reste vif. « Ils nous ont dit : “Vous partez demain”, et le lendemain, douze cars sont arrivés. Ils voulaient nous remplacer par leur population serbe. Nous avons été chassés de chez nous en un instant, les mains vides, sans rien… » Zilha passe une bonne partie de la guerre à Tuzla, ville-refuge de milliers de Bosniaques musulmans, où elle vit dans une salle de classe. Aujourd’hui, cette veuve vit d’une modeste pension. Son fils, qui a vécu l’enfer du camp d’internement pendant la guerre, « n’est revenu qu’une fois ici en vingt ans ». Il vit désormais à l’étranger ; une situation si répandue dans une Bosnie qui se vide de ses jeunes. « Les vieux vieillissent et meurent ici, et les jeunes partent trouver du travail à l’étranger. Presque tous les voisins autour sont partis. » Elle semble loin, cette époque d’avant-guerre où, à Divič comme dans les villages alentour, « les usines de carrelage faisaient travailler les gens », et où « entre Serbes et Bosniaques, on vivait ensemble, on travaillait ensemble, on s’aimait. […] Que Dieu nous préserve d’un nouveau conflit, aucun enfant ne devrait à avoir à vivre ça ».

Avec Ermina Aljičević

 

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.



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